28 mai 2011

Journal de Berlin - Alona Kimhi


"Journal de Berlin" est une nouvelle extraite du recueil "Moi, Anastasia" publié en 1996 et traduit en français en 2008. Elle est signée Alona Kimhi, écrivaine israélienne d'origine ukrainienne, également auteure des romans "Suzanne la pleureuse" et "Lily la tigresse".

Placée dans un service psychiatrique, Gali est une jeune femme mal dans sa peau qui n'aspire plus qu'à se tenir éloignée du monde extérieur.
Les médicaments, les séances d'électrochocs et les autres patients rythment ses journées, lorsqu'elle ne pense pas à Jay, son mari irlandais rencontré lors d'un voyage à Berlin et dont le souvenir se trouve consigné dans son journal.
" Tout se dissout. Seul Berlin existe. Et la maladie. Qui somnole à l'intérieur. Elle est toujours avec toi, se rappelle à toi dès que tu ouvres les yeux le matin. Elle bruit en toi comme un serpent qui fait son chemin dans les profondeurs des feuilles sèches, se repose dans tes nuits de sommeil et guette la lucidité de tes jours." p.53

"Journal de Berlin". Un titre pareil, rédigé de surcroît par une auteure israélienne, pourrait facilement évoquer un énième récit sur le régime nazi et la seconde guerre mondiale.
Or il n'en est rien ici (bien qu'il y ait quelques allusions grinçantes ici et là) !
"Journal de Berlin" est centré sur l'histoire de Gali, présentée selon ses propres mots.
Le récit de la jeune femme se décline en deux temps. Si le lecteur commence par s'immiscer dans le quotidien de Gali au sein d'un service psychiatrique, il découvre par la suite des extraits de son journal rédigé durant un séjour à Berlin avec son frère Alon.
Gali pose un regard à la fois dur et amusé sur l'environnement qui l'entoure, allant jusqu'à relativiser les pratiques du "service" censées ramener les pensionnaires à des êtres humains équilibrés.
" Le soir, j'ai demandé à Anita si elle croyait qu'une femme pouvait se débrouiller sans homme, elle m'a répondu que ça faisait moderne de le penser mais qu'elle détestait vivre sans homme. Je lui ai dit "Dans notre service, il n'y a même pas la moitié d'un homme", alors elle a dit que c'était la seule différence entre le service et le paradis. Je lui ai dit "Bravo, t'as raison"." p.19

Volontiers grande gueule, la jeune femme n'épargne guère les autres patients, distribuant des étiquettes à chacun - l'anorexique, la vieille juive allemande, l'homme aux cachets - comme pour ne pas s'y attacher et s'en démarquer alors qu'au fond, elle sait très bien qu'elle ne tourne pas très rond non plus.
En retraçant à rebours les derniers événements précédant son internement, son journal laisse entrevoir une personnalité déjà fragile et perdue dans l'existence, qu'un rien pouvait faire flancher.
" Quand un homme cesse de vous aimer, ses yeux se couvrent d'une couche opaque de poussière. Ca peut arriver pour des tas de raisons. Ennui, usure, une autre femme. Mais ça peut arriver aussi parce que sa vie est dans un tel état de désordre qu'il n'y a pas de place pour vous, que votre présence lui renvoie une image encore plus cruelle de son chaos personnel. C'est ce que je crois. Peut-être y-a-t-il d'autres raisons dont je n'ai pas encore pu identifier la nature. Ou que je ne veux pas identifier. Ou peut-être n'est-ce même pas la peine d'identifier la nature de telle chose ou telle autre. Je suis vide. " p.96

Gali apparaît comme une femme ado à la personnalité borderline, capable de tenir des raisonnements d'adulte mais prenant le parti de s'exprimer comme une enfant qui ne supporte pas la moindre contrariété.
C'est cette ambivalence, que l'auteure arrive à maintenir de bout en bout, qui rend le récit aussi émouvant selon moi.
Contrairement à la plupart des gens qui feraient tout pour se donner les moyens de voler de leurs propres ailes, Gali refuse de se confronter au monde extérieur, occupé par les adultes, un monde exigeant dont, croyez-moi, elle fera tout pour s'en écarter !

J'ai beaucoup aimé la plume incisive d'Alona Kimhi et la façon dont elle parvient à s'emparer d'un sujet délicat - surfant souvent sur une pente glissante - pour le traiter avec une dérision telle qu'on oscille souvent entre sourire et malaise.
Un court roman ou une longue nouvelle qui mérite bien qu'on s'y attarde !
" Ces derniers temps, je me souviens de tout.
Depuis les électrochocs. Je suis devenue d'un calme incroyable. Je suis même heureuse. Tout le monde l'a remarqué. On me dit "Tu t'améliores, Gali, bravo, chapeau, Gali". C'est vrai, je suis vachement plus heureuse qu'à mon arrivée dans le service. Peut-être même plus heureuse que je ne l'ai jamais été. La douleur s'est arrêtée, et c'est vraiment calme en moi.
De vrais jours de bonheur que j'aimerais voir durer une éternité. Si je disais que j'en ai toujours rêvé, ce serait faux parce que j'ignorais l'existence de tels lieux pour moi.
Si je l'avais su, j'en aurais rêvé. Etre toujours ici, protégée et tranquille entre ces murs, ne jamais sortir." p.80


23 mai 2011

Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, Millenium (1) - Stieg Larsson


Publié en 2005 et traduit en français en 2006, "Les hommes qui n'aimaient pas les femmes" est le premier tome des 3 opus composant la saga "Millenium", série née sous la plume du suédois Stieg Larsson.

Mikael Blomkvist, investigateur économique, vient de perdre un procès en diffamation contre le puissant businessman Erik Wennerström. Humilié par cette affaire qui porte un coup rude à sa légitimité de journaliste, il quitte la rédaction du journal Millenium - dont il est l'un des co-fondateurs - et accepte la proposition d'Henrik Vanger, ancien PDG du groupe industriel Vanger.
Le vieil homme demande à Mikael de reprendre une enquête vieille de 37 ans et qui concerne sa nièce Harriet, disparue dans des circonstances mystérieuses.
Pendant ce temps-là, une jeune enquêtrice du nom de Lisbeth Salander prépare un dossier sur Mikael...

Il aura fallu une idée de lecture commune pour que je me décide (enfin) à me lancer dans cette trilogie ô combien médiatisée.
J'ai souvent tendance à laisser de côté les livres dont tout le monde parle, préférant attendre que l'enthousiasme des lecteurs et l'engouement médiatique retombent afin de pouvoir apprécier lesdits ouvrages en toute liberté.
Cela dit, pour être tout à fait exacte, j'avais débuté ma lecture de ce tome 1 il y a deux ans et l'avais reposé sans grand enthousiasme au bout d'une centaine de pages.
Ce n'est qu'après avoir vu son adaptation cinématographique (qui retranscrit très bien l'ambiance du roman mais passe à la trappe voire modifie carrément un certain nombre d'éléments) que j'ai décidé de le reprendre un jour. Et nous y voilà !
Une autre adaptation (américaine cette fois) signée David Fincher est actuellement en cours de tournage. Celle-ci mettra en scène Daniel Craig qui incarnera Mikael Blomkvist.

Comme lors de mon premier coup d'essai, j'ai eu un peu de mal à rentrer dans cette histoire.
Les premiers tomes servent souvent pour les auteurs à asseoir leurs héros dans leurs univers, à les présenter aux lecteurs de façon à ce que ceux-ci puissent jauger leurs réactions en connaissance de cause.
Partie de ce constat, je me suis accrochée mais pour rapidement me heurter à un autre problème, la famille Vanger, dont j'ai eu un mal fou à distinguer tous les membres (sans compter les ancêtres !) et ce, malgré l'arbre généalogique fourni par l'auteur. J'avais la sensation d'entrer dans un Cluedo amélioré...
Je n'étais pas la seule puisque "Super Blomkvist" himself peinait à tous les identifier.

"- J'ai lu le premier classeur; sur la disparition de Harriet et les recherches des premiers jours. Mais il y a tellement de Vanger que je n'arrive pas à les distinguer les uns des autres." p.165

Les Vanger forment une grande famille au passé plutôt sombre. Chacun de ses membres abrite un secret, trois d'entre eux furent affiliés au mouvement nazi et tous se détestent entre eux. Autant dire que cela ne facilite pas la tâche de Mikael qui se retrouve avec un grand nombre de suspects potentiellement impliqués dans la disparition d'Harriet Vanger.
J'ai fini par me familiariser avec tous ses personnages à mesure que l'enquête se focalisait sur certains d'entre eux.

Mikael est présenté comme un homme à femmes, toutefois respectueux de ses maîtresses et un journaliste perspicace dont l'intégrité n'avait jamais été remise en cause avant l'affaire Wennerström. A travers ses propos, on sent la vive indignation de l'auteur vis-à-vis des journalistes économiques relégués à de simples pantins, naïfs ou complices de ce monde financier sur lequel ils écrivent.

Lisbeth Salander, enquêtrice freelance pour le compte de Milton Security, se joint à Mikael pour démêler l'enquête.
Salander est sans aucun doute le personnage le plus fascinant de ce tome ( comme de la série, ce n'est d'ailleurs pas un hasard si celle-ci occupe le devant de la scène dans le tome 2).
Déclarée juridiquement irresponsable et placée sous tutelle, elle est une jeune femme farouche et brisée depuis l'enfance, hermétique à toute forme de sociabilité et de démonstration affective. Et pourtant, lorsqu'on connaît ses antécédents et ses combats au quotidien, on ne peut qu'être ému par cette femme !
Electron libre doté d'une mémoire photographique et d'un don pour dénicher tous types d'informations cryptées, elle agit selon ses propres méthodes.
Ce personnage ainsi que d'autres femmes dont il est question au cours de l'enquête, servent de prétexte à l'auteur pour évoquer la violence dont sont régulièrement victimes les femmes en Suède. Chaque chapitre du livre comporte d'ailleurs des statistiques sur le sujet.
Outre leur soif commune de justice, Mikael et Lisbeth partagent une vision peu conventionnelle des rapports hommes-femmes, où le sexe apparaît surtout comme un passe-temps.

"Les hommes qui n'aimaient pas les femmes" prend place dans une Suède traversée par un climat particulièrement glacial et violent comme par une corruption omniprésente. Un sombre paysage occupé par des personnages principaux et secondaires tous aussi mystérieux les uns que les autres, formant des "intrigues dans l'intrigue", et dans lequel il est difficile de pouvoir faire confiance.

Vous l'aurez compris dans le début de ce billet, j'ai trouvé ce premier tome très fouillé, ce qui m'a parfois ennuyée durant certains passages (comme la façon dont Mikael occupe ses journées sur l'île au début) mais qui contribue à ne rien laisser au hasard pour le lecteur, rendant le dénouement de l'enquête absolument passionnant à suivre.
Passé les 100 premières pages, j'ai beaucoup aimé ce premier tome et, plus que l'enquête dont il est question, le personnage de Lisbeth Salander qu'il me tarde de retrouver dans le tome 2 !

Comme vous en avez certainement déjà entendu parler, je ne vais pas revenir sur les coquilles et erreurs de traduction présentes dans cette série. Mais si le sujet vous intéresse, Biblioobs les a toutes répertoriées ici.
Un petit mot sur l'image en couverture. Celle-ci représente Mercredi Addams et je m'étais toujours demandée quel était le lien entre cette fillette et ce roman.
J'ai trouvé un début de réponse page 290 :

"- Je compte avoir terminé un premier jet complet de la chronique familiale dans un mois à peu près, que Hendrik pourra lire.

- Une chronique dans l'esprit de la famille Addams, sourit Cécilia."

A moins que la maison d'édition ait pensé à un rapprochement entre Mercredi Addams et Lisbeth Salander, des jeunes femmes toutes deux vêtues de noir et présentant un certain penchant sadique ?

"Les hommes qui n'aimaient pas les femmes" était une lecture commune - pour laquelle je suis très très en retard - avec Manu, Zarline et DeL dont je file voir les billets.

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11 mai 2011

Le Chemin des âmes - Joseph Boyden


Publié en 2004, "Le Chemin des âmes" est le premier roman de l'écrivain canadien Joseph Boyden, également auteur des romans "Les saisons de la solitude" et "Là-haut vers le Nord".

Au commencement de la guerre 14-18, deux amis d'enfance d'origine amérindienne décident de s'enrôler dans l'armée canadienne.
A l'issue de cette terrible guerre, un seul, Xavier, reviendra au pays sain et sauf, au grand bonheur de sa tante Niska qui le croyait mort et s'attendait à accueillir l'ami de son neveu, Elijah.
Les tranchées ont transformé Xavier, devenu hagard et accro à la morphine. Entre deux crises de douleur, alors que sa tante lui conte l'histoire de ses ancêtres, Xavier revient sur ce que fut son quotidien passé à même le sol, dans l'obscurité et son amitié avec Elijah durant les 4 années écoulées...
" Etendu au fond de la tranchée, par une journée calme, je me dis que l'existence d'un soldat consiste à contempler le ciel; à ramper sur terre pendant la nuit; à vivre sous terre durant le jour.
J'ai l'impression qu'avec leurs obsessions, ces wemistikoshiw ont partagé ma vie en trois.
Il y a eu ma vie d'avant, quand je ne les connaissais pas encore, eux et leur armée; il y a ma vie présente, à la guerre; et si j'en réchappe, il y aura ma vie d'après, quand je serai rentré chez moi.
Sans doute est-il magique, ce nombre trois. Tu m'as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes; et j'en viens à me demander s'il existe des liens entre leur monde et le mien. Il faut que je découvre si nous avons quelque chose en commun, une certaine magie, peut-être. Cela pourrait m'aider à m'en sortir." p.312

Un grand nombre de blogueuses ont vanté les mérites de ce roman, je n'ai donc pas pu lui résister malgré mon appréhension à aborder un sujet aussi dur que la première guerre mondiale.
"Le Chemin des âmes" est un roman polyphonique qui dévoile les récits croisés de deux narrateurs, Xavier et sa tante Niska.
Xavier partage ses souvenirs de guerre et retrace le changement de comportement adopté par son ami et compagnon d'arme Elijah. Contaminé par le désir d'être considéré comme un héros, Elijah développe un instinct de tueur qui le mène peu à peu à la barbarie.
Alors qu'il n'aspire qu'à retourner au front, Xavier quant à lui ne songe qu'à rentrer au pays.
Il ne reconnaît plus son ami d'autrefois et se réfugie dans les souvenirs des bons moments, lorsque tous deux s'adonnaient à la chasse à l'orignal dans la baie d'Hudson.
Xavier est chargé de repérer l'ennemi, passant ensuite le relai à Elijah qui l'exécute de sang-froid. Contraires mais complices, les deux hommes forment une fine équipe, toujours envoyée en première ligne, sans récolter pour autant la considération de l'armée qu'ils servent.
En effet, même soldats, les Indiens ne sauraient être assimilés à des compatriotes Canadiens.
L'histoire de Niska rejoint le récit de son neveu. Seule échappée de la réserve cree et de son endoctrinement religieux, déshonorée par un homme blanc, la vieille femme a toujours vécu dans la forêt, loin de la folie des hommes que Xavier, lui, côtoie au quotidien.
Elle traque l'orignal, lui pratique la chasse à l'homme. Tous deux tentent de survivre comme ils peuvent.

"Le Chemin des âmes" est l'histoire de deux générations amenées à côtoyer ces ennemis que sont la famine, l'étranger, l'intolérance, la peur, le froid, la violence, la mort et qui nous enseigne que la survie passe souvent par le sacrifice des siens bien qu'au fond, personne ne soit épargné.
Je me suis attachée à ces deux personnages repliés sur eux-mêmes et méfiants ( bien que je ne les ai guère vraiment trouvé originaux, cette vieille indienne recluse en proie à des visions et ce jeune vétérant m'ont donné un goût de déjà vu).
Ce que j'ai trouvé original, c'est la façon dont leurs deux récits se rejoignent progressivement au fil du roman pour aborder le statut des Indiens au Canada et s'étendre à une puissante analyse des instincts primaires de l'Homme.
Une impression de longue agonie se dégage de ce roman au rythme lent et à l'univers axé sur le monde de la chasse.
Porté par une écriture fluide, le récit dit toute l'horreur de la guerre avec force détails, un peu trop à mon goût je dois dire car certaines scènes de batailles m'ont quelque peu ennuyée, raison pour laquelle ce livre ne sera pas un coup de coeur pour moi mais une lecture que je regrette pas pour autant.
Bref, un roman sombre qui mérite d'être lu !

" Je dirai aux anciens les choses étranges que j'ai vues, les aéroplanes qui montent très haut dans le ciel pour se mitrailler l'un l'autre, et les cadavres, tant de cadavres autour de nous qu'on ne les voit même plus gonfler sous la pluie, et cette rumeur à propos de petites bombes, pleines d'un gaz empoisonné qui brûle la gorge et les poumons, si bien qu'on s'étrangle et qu'on meurt dans de terribles souffrances, et les patrouilles, la nuit, quand on se faufile comme un renard pour aller réparer des fils de fer et nettoyer les cratères ennemis, et les obus, qui arrivent en sifflant de nulle part, un beau matin, pour arracher les bras, la tête, les jambes de l'homme auquel vous parliez la veille.
Mais surtout, je dirai aux anciens comment, après un bombardement, la vie reprend son cours ordinaire, presque aussitôt, comment l'esprit ne tolère pas qu'on s'attarde sur l'horreur de la mort violente, car sinon l'on deviendrait fou.
Et c'est pour ça qu'ils sont là, debout par petits groupes, à bavarder tout nus sans se soucier des filles de ferme belges qui les regardent de loin en gloussant, je dirai comment ils allument une cigarette les doigts encore sanglants du soldat qu'ils viennent d'enterrer, comment ils peuvent exulter quand un homme, dans son aéroplane, plonge à sa mort après avoir été criblé de balles.
Comment ils peuvent accepter, sans ciller, l'exécution d'un des leurs, pour s'être assoupi durant le guet.
Moi, je garde la tête sur les épaules en faisant des choses simples, les choses que mon corps sait faire." p.114

"Le Chemin des âmes" était une lecture commune avec Anne et Belledenuit dont je file voir les billets, ainsi que ma 8ème participation au Challenge Coups de coeur de la blogosphère initié par Theoma ( coup de coeur de Neph).


D'autres avis chez BOB !

6 mai 2011

La honte - Annie Ernaux


Publié en 1997, "La honte" est un récit autobiographique de la romancière française Annie Ernaux, auteure de "Les années", "La Place" ou encore "L'Evénement".

En 1952, Annie Ernaux a 12 ans lorsqu'elle assiste à une violente dispute entre ses parents dans la cuisine familiale. Dans un accès de fureur, son père manque de tuer sa mère. Une tentative avortée qui insufflera à l'auteure un sentiment de honte dont elle ne parviendra pas facilement à se défaire...

" Il y a ceci dans la honte : l'impression que tout maintenant peut vous arriver, qu'il n'y aura jamais d'arrêt, qu'à la honte il faut plus de honte encore." p.120

"Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l'après-midi." La première phrase préfigure un ton sans équivoque.
Annie Ernaux confesse ici sa difficulté à évoquer le premier souvenir marquant de sa jeunesse, à le figer et se l'approprier avec des mots.
" J'écris cette scène pour la première fois.
Jusqu'à aujourd'hui, il me semblait impossible de le faire, même dans un journal intime.
Comme une action interdite devant entraîner un châtiment. Peut-être celui de ne plus pouvoir écrire quoi que ce soit ensuite. (Une sorte de soulagement tout à l'heure en constatant que je continuais d'écrire comme avant, qu'il n'était rien arrivé de terrible.)
Même, depuis que j'ai réussi à faire ce récit, j'ai l'impression qu'il s'agit d'un événement banal, plus fréquent dans les familles que je ne l'avais imaginé.
Peut-être que le récit, tout récit, rend normal n'importe quel acte, y compris le plus dramatique.
Mais parce que j'ai toujours eu cette scène en moi comme une image sans mots ni phrases, en dehors de celle que j'ai dite à des amants, les mots que j'ai employés pour la décrire me paraissent étrangers, presque incongrus. Elle est devenue une scène pour les autres." p.17

Au gré de sa mémoire et de "traces matérielles" (photos, journaux d'époque), elle entreprend de re-situer ce souvenir, de l'inscrire dans un contexte pour le rattacher à la réalité d'une époque qui pour elle fut marquée par la discipline chrétienne inculquée à l'école privée et relayée par sa mère à la maison.
Plus de quarante ans après les "non-faits", elle part à la recherche de la petite fille qu'elle était en 1952 et de celle qu'elle devint après qu'elle vit "ce qu'il ne fallait pas voir".
La scène à laquelle elle assista en ce dimanche de juin fit naître en elle un sentiment de honte, l'impression soudaine d'être devenue indigne du schéma de perfection véhiculé par l'école privée où elle étudiait.
Ses parents, pourtant si conformistes et soucieux du qu'en dira-t-on, se révèlent à elle sous un jour différent. Elle mesure alors le fossé qui les sépare des gens aisés. La honte devient son "mode de vie".
" Depuis plusieurs jours, je vis avec la scène du dimanche de juin. Quand je l'ai écrite, je la voyais en "clair", avec des couleurs, des formes distinctes, j'entendais les voix.
Maintenant, elle est grisée, incohérente et muette, comme un film sur une chaîne de télévision cryptée regardé sans décodeur.
L'avoir mise en mots n'a rien changé à son absence de signification. Elle est toujours ce qu'elle a été en 52, une chose de folie et de mort, à laquelle j'ai constamment comparé, pour évaluer leur degré de douleur, la plupart des événements de ma vie, sans lui trouver d'équivalent." p.31

Aïe aïe aïe, je sens que je vais me faire quelques ennemies à cause de ce billet. Non que ce roman ne m'ait fait ni chaud ni froid mais j'ai tout de même éprouvé quelques difficultés avec le style d'Annie Ernaux.
Si j'ai aimé la façon dont l'auteure retranscrit ses souvenirs tels qu'ils ressurgissent coup par coup dans sa mémoire, j'ai moins apprécié l'utilisation récurrente de l'inventaire point par point, un procédé que, pour ma part, je juge peu "littéraire".
Plus que le récit en lui-même des événements, j'ai aimé les passages dans lesquels Annie Ernaux évoque les "conditions de son écriture", une démarche intéressante qui permet de faire état du recul que porte un auteur sur son oeuvre.
Mais pourquoi user de si longues parenthèses alors que ces propos-là sont bien plus intéressants selon moi que le récit qui en est la source ?
Alors, ai-je ou non aimé "La honte"? Oui et non. Oui parce que j'ai aimé le sang-froid, la distanciation de l'auteure par rapport à sa propre histoire et non parce que les énumérations et les parenthèses ont barré le passage à l'émotion.
Je retenterai peut-être l'expérience avec cette auteure, sauf si l'on me dit que tous ses romans sont dans la même veine...

" (Après chacune des images de cet été, ma tendance naturelle serait d'écrire "alors j'ai découvert que" ou "je me suis aperçue de" mais ces mots supposent une conscience claire des situations vécues. Il y a eu seulement la sensation de honte qui les a fixées hors de toute signification.
Mais rien ne peut faire que je n'aie éprouvé cela, cette lourdeur, cette néantisation. Elle est la dernière vérité.
C'est elle qui unit la fille de 52 à la femme en train d'écrire. (...) ) " p.133

4 mai 2011

Agenda des lectures communes

- Le Chemin des âmes de Joseph Boyden avec Anne (De poche en poche) et Belledenuit - billet publié le 10/05/11

- Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes (Millenium - tome 1) de Stieg Larsson avec Manu, Zarline et DeL - billet publié le 15/05/11

- Loving Frank de Nancy Horan avec Anne (De poche en poche), L'Or des Chambres, Valou, Pyrausta, Lystig et Anne (Des mots et des notes) - billet publié le 24/05/11

- Allumer le chat de Barbara Constantine avec Manu - billet publié le 1/06/11

- La clef/confession impudique de Junichiro Tanizaki avec Choco - billet publié le 10/06/11

- La mer noire de Kéthévane Davrichewy avec Canel, Manu et Anne (De poche en poche) - billet publié le 18/06/11

- Dans le scriptorium de Paul Auster avec Anne (De poche en poche) et George - billet publié le 20/06/11

- Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes avec Soukee, Emma et Marion - billet publié le 25/06/11

- Les hommes en général me plaisent beaucoup de Véronique Ovaldé avec Canel - billet publié le 30/06/11

- Peut-être une histoire d'amour de Martin Page avec Canel - billet publié le 31/07/11

- Raison et sentiments de Jane Austen avec Soukee, Marion, Sofynet, Mélusine, Frankie, Reveline et Sabbio - billet publié le 15/08/11

- Le meurtre de John Steinbeck avec Canel et Manu - billet publié le 20/08/11

- L'invité de Roald Dahl avec Soukee et Argali - billet publié le 25/08/11

N'hésitez pas à nous rejoindre !

3 mai 2011

Un peu de soleil dans l'eau froide - Françoise Sagan


Publié en 1969, "Un peu de soleil dans l'eau froide" est un roman de l'écrivaine française Françoise Sagan, auteure de "Bonjour Tristesse", "Un certain sourire" ou encore de "Toxique".

Journaliste parisien affecté à la rubrique des affaires étrangères, Gilles Lantier, 35 ans, vit depuis deux ans avec Eloïse, mannequin dans une maison de couture.
Depuis 3 mois, sa vie ne lui suffit plus. En proie aux insomnies comme à l'ennui, il se confie à son ami Jean qui lui recommande un médecin.
Hélas, personne ne peut rien pour lui. Déprimé et en colère, Gilles décide de troquer la frénésie parisienne contre le calme du Limousin où réside sa soeur.
C'est là-bas, au coeur de cette campagne qui ne lui inspire pas grand optimisme, qu'il fera la connaissance de Nathalie, une femme mariée...

" La gare était noire de suie, assourdissante. Ce n'est que dans la voiture de Jean qu'il retrouva son Paris favori, paresseux et bleu dans la nuit, son Paris d'été. Et l'idée de tous les bonheurs qu'il avait connus dans ce Paris-là, pendant dix années, lui serrait le coeur comme s'ils eussent été à jamais perdus pour lui. Il avait peur, il se sentait de nouveau égaré, incapable.
Il eût tout donné pour être sur une prairie du Limousin, allongé à l'ombre de Nathalie." p.106

Comme c'était le cas pour "Bonjour Tristesse", le titre de ce roman s'inspire d'un vers de Paul Eluard.

" Inconnue, elle était ma forme préférée,
Celle qui m'enlevait le souci d'être un homme,
Et je la vois et je la perds et je subis
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l'eau froide."

Gilles est devenu un homme que tout ennuie y compris sa compagne qui ne lui inspire plus rien d'autre qu'un vague sentiment de pitié.
Au contact de Nathalie, il se sent revivre. Tombé sous le charme de cette femme cultivée et directe au point de lui signifier rapidement son amour, il se laisse porter par le sentiment de liberté qu'elle éveille en lui.
Si le personnage de Gilles, lâche, impulsif, infantile et égoïste, est assez fidèle au stéréotype masculin habituellement rencontré chez Sagan, celui de la maîtresse fait ici peau neuve en la personne de Nathalie, une femme entière, passionnée, curieuse de tout. Tout le contraire de Gilles qui ne la mérite pas intellectuellement, et encore moins moralement.
" Il aimait leur histoire même si quelquefois il n'aimait pas leur vie commune. Il en arrivait à aimer ce garçon efflanqué et triste, misérable, qu'il avait tant souffert d'être, il aimait cette femme passionnée, folle, démesurée et si décente qui s'était éprise de lui." p.224

J'ai beaucoup aimé ce personnage doté d'une vraie consistance et qui tranche avec l'image classique de la maîtresse, greluche insipide pour laquelle on quitte l'officielle dans un moment d'égarement.
On retrouve dans ce roman le schéma typiquement saganesque : l'ennui de tout qui précède aux vacances - parenthèse hors du temps propice à la naissance d'une nouvelle passion - et succède à l'adultère puis au trio amoureux, rompu à son tour par l'insouciance de deux amants en vase clos qui ne peuvent s'aimer qu'en se déchirant.

" Il savait qu'en amour il y en a toujours un qui finit par faire souffrir l'autre et que quelquefois, rarement, cette situation est réversible." p.120

Dans ce style détaché et faussement léger qu'on lui connaît, Sagan excelle encore une fois à parler d'amour, si simple dans les débuts et si amer lorsqu'il dévoile ses limites.
" - Toi, tu aimerais un homme pourri ?

- On ne choisit pas qui on aime.

- Pour une femme cultivée, tu n'as pas peur des lieux communs, dit-il.

- J'ai très peur d'eux, dit-elle à voix basse, ils sont presque toujours vrais." p.140
Des 3 romans que j'ai pu lire de Sagan, celui-ci est sans conteste mon préféré !