29 décembre 2011

Reflets en eau trouble - Joyce Carol Oates


Publié en 1992 et traduit en français l'année suivante, "Reflets en eau trouble" est un roman de l'écrivaine américaine Joyce Carol Oates, notamment auteure des romans "Blonde", "Les Chutes", "Délicieuses pourritures" ou encore de "Premier amour".

Un soir de 4 juillet un peu trop arrosé, une voiture démarre en trombe vers l'embarcadère de Brockden avec à son bord un sénateur américain et Kelly Kelleher, jeune partisane rencontrée quelques heures auparavant.
Tous deux n'embarqueront jamais dans le ferry. Au terme de ce qui devait être un raccourci, le véhicule quitte précipitamment la route pour échouer au fond d'un marais.
Si le politicien réussit à rejoindre la surface, Kelly est quant à elle prise au piège dans l'habitacle de la voiture.
C'est dans cette eau sombre que la jeune femme verra ses dernières heures défiler avant de trouver la mort.

" Ils foncent, rebondissent sur les ornières de la route, la lune brille au-dessus de leurs têtes, baiser enfiévré sur la bouche, et la minute d'après c'est la lutte pour la vie, il lui donne un coup de pied pour s'échapper, convulsé de terreur, il ne savait pas ce qu'il faisait, c'était de la panique aveugle, elle comprenait.
Elle comprenait. Elle gardait confiance.
Elle se rappelait maintenant qui il était : le Sénateur.
Elle sentait la pression de ses doigts sur ses épaules nues, son haleine, elle respirait une odeur de bière, d'alcool...elle n'était pas une mauvaise fille, elle expliquerait les raisons de sa conduite avec le Sénateur, ainsi tout semblerait, tout serait évident, attendu, banal." p.88

Remplacez "sénateur américain" par "Edward Ted Kennedy", frère cadet des célèbres Bob et John et sénateur du Massachussets et "Kelly Kelleher" par "Mary Jo Kopechne" et vous obtenez une histoire vraie qui avait défrayé la chronique américaine à la fin des années 60.
A l'issue de l'enquête sur l'accident, malgré un rapport attestant clairement que le sénateur avait préféré retourner à la soirée d'où il venait pour appeler son avocat plutôt que les secours ou la police, celui-ci ne fut sanctionné que par 2 mois de prison avec sursis, autant dire peanuts pour un délit de fuite.
L'enquête avait par ailleurs établi que Mary Jo Kopechne aurait survécu quelques temps dans l'eau grâce à la présence d'une poche d'air et que sa vie aurait sans doute pu être sauvée si les secours avaient été avertis directement.

Je ne suis guère étonnée que cette affaire ait retenu l'attention de cette romancière dont bon nombre de romans portent en eux la désillusion d'une jeune femme face à l'indifférence et la cruauté de l'homme de pouvoir.
Dans la peau de Mary Jo Kopechne s'est glissée Kelly Kelleher, jeune femme présentée comme brillante, impliquée politiquement et grande admiratrice du grand homme qui l'enverra droit dans le marais...
Alors qu'elle se débat pour rester en vie, les souvenirs remontent à la surface (si je puis dire) en autant de portraits de famille et d'instantanés illustrant la complicité immédiate unissant Kelly à ce sénateur dont elle reste persuadée qu'il reviendra lui porter secours (que nenni).
C'est certain, il viendra pour elle, elle qu'il a choisie parmi toutes les autres (dans un moment d'ébriété) et elle s'en sortira, croit-elle, toute sotte qu'elle est.
Oates pointe ici du doigt la naïveté d'une jeune femme vis-à-vis d'un homme qu'elle admire au point de lui attribuer des qualités de superhéros qu'il ne possède apparemment pas.
Peut-on néanmoins en déduire que l'auteure ait réussi à s'emparer de ce drame au point d'en faire une métaphore sur "le déclin moral, spirituel et intellectuel de la société américaine" comme le souligne la quatrième de couverture ?
Bof...
Je ne pense pas que j'aurais davantage apprécié ce court roman en ignorant qu'il était basé sur un fait réel mais, en connaissance de cause, j'ai nettement eu l'impression que l'auteure se trompait d'histoire.
Plutôt que de faire revivre au lecteur les dernières heures de cette pauvre femme, ce roman aurait selon moi gagné en force si il avait choisi d'évoquer l'après - la défense de Ted Kennedy, l'enquête, la faible sentence prononcée à son égard - pour aborder de front le thème du rêve américain englouti.
Si cet accident jeta définitivement un voile sur son accès à la présidence, il n'a tout de même pas empêché cet homme de rester sénateur pendant plus de 40 ans (!).
Par ailleurs, même si je pense que l'auteure souhaitait faire valoir la voix de cette jeune femme, la réhabiliter dans son statut de victime et lui rendre justice à sa manière, je n'ai pas réussi à m'imprégner de son récit.
Trop confus peut-être, trop répétitif certainement, avec ses multiples retours en arrière précisant 10 fois le déroulement de l'accident, revenant sur la rencontre entre Kelly et le sénateur pour "replonger" dans cette eau noire qui entraîne 10 fois la mort de la jeune femme mais jamais totalement sauf à la toute fin...

Vu l'oeuvre abondante de cette auteure, je m'attendais à rencontrer quelque "râté".
Néanmoins, ma PAL et moi ne lâchons pas l'affaire pour autant ;)

Un autre avis : Pimprenelle

27 décembre 2011

Storyteller - James Siegel


Publié en français le 3 novembre dernier, "Storyteller" est un roman de l'écrivain américain James Siegel, également auteur de romans tels que "Epitaphe", "Dérapage" ou encore de "Là où vivent les peurs".

A New-York, Tom Valle était voué à une belle carrière de journaliste jusqu'à ce que son ambition le plonge dans un dangereux engrenage qui le poussera à inventer pas moins de 56 articles de presse et autant de scoops.
Sanctionné par un licenciement assorti d'une peine de prison avec sursis et d'une mise à l'épreuve, le "storyteller" a vu s'envoler son mariage comme sa réputation dans le milieu, le laissant avec un lourd sentiment de culpabilité et pour seule rédemption un aller simple pour la Californie.
Désormais chroniqueur pour le Littleton Journal, Tom Valle attend l'histoire qui devrait le remettre en selle.
Alors qu'il est dépêché sur la route 45 pour couvrir un simple accident de la route, il remarque plusieurs incohérences qui le laissent croire à une mise en scène.
Mais qui serait encore prêt à accorder du crédit à cet homme et à son imagination fertile ?

Personnage attachant que ce journaliste déchu et pétri de culpabilité qui partage avec le lecteur les pans d'une vie dont le mensonge a toujours fait partie.
Tom Valle est un héros d'autant plus intéressant qu'il part avec un sérieux handicap : un manque de crédibilité qui fait qu'on se demande de quelle manière il réussira à dévoiler une histoire d'une telle envergure.
Jusqu'à la dernière ligne, je me suis demandée si il me menait en bateau ou si il voulait réellement faire pénitence en se rachetant avec sincérité.
A un moment je me suis même surprise à imaginer un scénario façon "Shutter Island".
Difficile de trop en dire sur ce thriller sans dévoiler le sel de cette intrigue qui revisite des temps peu glorieux de l'Histoire, présentée sous un angle fictionnel mais néanmoins assez vraisemblable que pour en être souvent troublant.
En ce sens, James Siegel rejoint totalement le profil de son héros.
"Storyteller" apparaît comme une énorme machination construite autour de complots, du passé qui refait surface et que certains ont tout intérêt à taire.
A force de découvertes isolées qu'il finit par relier entre elles, Tom Valle tombe dans une paranoïa qui s'avère communicative tant son récit se veut bien ficelé malgré une chronologie bousculée.
Au gré de chapitres courts, l'écriture nerveuse de James Siegel balaie tout sur son passage, y compris le passé de menteur de ce journaliste, parce qu'après tout chacun a droit à une seconde chance et que l'histoire se tient parfaitement.
Un thriller à ne pas laisser passer !
" Vous le sentez, n'est-ce pas ?
Vous êtes là à relier les points, comme je l'ai fait. Je dois vous présenter les événements de cette façon - chronologiquement - pour que vous puissiez suivre et comprendre comment les choses se sont révélées à moi, petit à petit, morceau par morceau.
Pour qu'au bout du compte vous y croyiez. Peu importe que vous doutiez du messager - tant que vous croyez au message.
Alors vous saurez quoi faire." p.233

D'autres avis : Clara - Neph - Cunéipage - Keisha - Ys


Un grand MERCI à et aux éditions de m'avoir offert ce livre !

22 décembre 2011

Portrait d'un mari avec les cendres de sa femme - Pan Bouyoucas


Publié en 2010, "Portrait d'un mari avec les cendres de sa femme" est un roman de l'écrivain et dramaturge greco-québecois Pan Bouyoucas, notamment auteur des romans "L'homme qui voulait boire la mer", " L'autre" ou encore de "Anna Pourquoi".

Alma Joncas, star des planches au Québec, est mariée depuis 24 ans au chirurgien ophtalmologue Alexandre Maras, homme attentionné toujours prompt à vanter les qualités de comédienne de son épouse auprès de ses clients.
Alors que tous deux passent un moment intime, Alma décède sur le coup dans les bras de son mari.
Avant sa mort, celle-ci avait fait promettre à Alexandre d'enterrer ses cendres à l'endroit où elle avait été la plus heureuse.
Persuadé que sa femme songeait au jardin de leur maison, son mari s'apprête à dire adieu à sa femme lorsqu'il reçoit plusieurs demandes de proches réclamant les restes d'Alma.
Malgré les instances de sa fille, Alexandre décide de mener l'enquête qui décidera de l'avenir des cendres de sa femme...

Entre son beau-frère, l'agent et l'amie de sa femme, chacun revendique les cendres d'Alma avec force arguments, au point que le pauvre veuf ne sait plus où donner de la tête.
Il décide alors d'entamer un véritable chemin de croix, espérant qu'à l'issue de sa quête, l'endroit idéal où enterrer les cendres d'Alma lui apparaisse clairement.
Mais plus il s'enfonce dans ses recherches, moins la solution lui semble évidente, d'autant que parmi les personnes intéressées par les restes de sa femme se cachent de fieffés menteurs.
Sa fille a beau vouloir tenter de le dissuader, arguant qu'il serait préférable pour eux d'entamer leur phase de deuil, il ne veut rien savoir et ne retrouvera le sommeil que lorsqu'il sera assuré que sa défunte épouse repose en paix.

Un homme attachant que cet Alexandre Maras, époux dévoué qui même après le décès de sa femme, continue à se soucier de son bien-être mais lequel, à force de chercher des réponses, en vient à remettre en question l'amour qu'elle lui portait.
Connait-on jamais réellement la personne dont on partage la vie, même durant plus de 20 ans ?
"Portrait d'un mari avec les cendres de sa femme" évoque la difficulté d'un homme face à la mort de son épouse. Une femme qu'il a aimé profondément et qu'il se donne l'occasion de retrouver au gré des différents endroits qu'ils ont pu partager.
Et tandis qu'il se rappelle, se recueille et questionne les gens autour de lui, sa femme demeure encore un peu près de lui.
Revivant leurs souvenirs, il évite ainsi de faire face à l'inéluctable : la vie qui continue, sans elle, et dont il va bien falloir décider quoi en faire à présent. D'autant que leur fille, bien vivante, a davantage besoin d'un père que d'un époux endeuillé.

Bien que j'aie lu ce court roman sans déplaisir aucun, je reconnais être légèrement déçue en regard de l'idée que je m'en faisais.
Je m'attendais à une histoire tragi-comique mettant en présence quelques rebondissements et situations cocasses mais, hormis la fin quelque peu surprenante, j'ai finalement trouvé cette histoire relativement simple, d'autant que l'écriture ne s'est point distinguée par une quelconque originalité.
Bref, un roman qui se laisse lire mais qui ne me marquera sans doute pas durablement.

19 décembre 2011

Fragonard. L'invention du bonheur - Sophie Chauveau


Paru le 27 octobre dernier, "Fragonard. L'invention du bonheur" est signé de la française Sophie Chauveau, également auteure des romans "L'Obsession Vinci", "Le Rêve Boticelli" ou encore de "Diderot, le génie débraillé".

C'est à Grasse, en plein siècle des Lumières, que naquit le jeune Fragonard, enfant sensible essentiellement élevé par une mère pragmatique mais toujours soucieuse de son bien-être.
Alors qu'il manifeste un talent certain pour le dessin et la peinture, sa mère l'emmène chez François Boucher, grand portraitiste de son temps plébiscité par Madame de Pompadour, maîtresse du roi Louis XV.
Après un séjour chez le peintre Chardin, Fragonard rejoint le cercle des apprentis de Boucher qui voit en lui le futur détenteur du prix de Rome.
Et il a vu juste ! Mais à son arrivée à la capitale, Fragonard accepte mal l'ambiance stricte qui règne à l'académie. Il pourra heureusement compter sur l'amitié d'Hubert Robert et de Saint-Non, puis plus tard de son maître Natoire, pour encourager ce talent dont il doute tant.
Tous apprécient la compagnie de ce petit homme chaleureux, toujours enjoué, dont les toiles respirent la joie de vivre et l'émerveillement que lui inspirent les femmes, la nature, les animaux, les enfants.
Au diable la peinture d'histoire, c'est dans les paysages bucoliques et les scènes de genre que le jeune peintre éprouve le plus de plaisir à décliner son art.

Source de l'image
A Rome, ses amis et lui mènent une vie de bohème, heureux de leur succès sans cesse renouvelé auprès des femmes. Mais voilà qu'il est temps de rentrer à Paris où Fragonard souhaite trouver son indépendance.
Pour gagner de quoi vivre, il accumule les commandes légères, que certains qualifieront de "licencieuses".
La mort du peintre Deshays lui fera hériter de son atelier au Louvre où il rejoindra le clan des Illustres.
Malgré la vétusté de l'endroit, l'ambiance entre artistes y est fraternelle et propice à l'échange plus qu'à la rivalité.
Alors qu'il vient d'essuyer un cuisant échec au Salon de 1767 où on lui reproche de s'être dispersé dans tous les genres et d'avoir laissé le vice contaminer son talent, il recroise Marie-Anne Gérard, fille de la meilleure amie de sa mère, qui deviendra sa femme.
Peintre tout comme lui, elle seule le comprend, lui offre l'équilibre dont il a besoin ainsi qu'une fille, Rosalie.
Marie-Anne est rejointe par sa soeur Marguerite qui deviendra l'élève (mais pas seulement) de Fragonard.
Tous formeront une famille épanouie par ce même amour pour l'art, ambiance propice pour le peintre à la réalisation de nombreuses toiles représentant des scènes familières disant le bonheur intime.

La mort de sa fille Rosalie, qui n'arrive pas à trouver sa place dans cette famille d'artistes, jettera un voile définitif sur la personnalité joviale du peintre tandis que la Révolution, déclarée un an plus tard, le plongera dans une totale indifférence.
Son absence de parti pris lui vaut le statut de contre-révolutionnaire alors que Fragonard ne demande qu'à retrouver cette insouciance qui est le leitmotiv de sa peinture.
Chapeauté par son ami David, Fragonard se voit confier le catalogage des oeuvres qui trouveront leur place dans le futur Musée de France, une mission dont il aura la charge tout au long de la Révolution, de la Convention et du Directoire et laquelle lui permettra de sauver des flammes bien des oeuvres issues du pinceau d'amis peintres et même du sien !
Aussi, si le peintre nous a laissé une quantité de toiles pleines de ce jaune vie dont lui seul avait le secret, c'est aussi grâce à sa connaissance sensible de l'art que de nombreuses oeuvres peuvent encore se dresser sous nos yeux aujourd'hui...

" Les arrivages de la Belgique annexée font remuer à Frago des centaines de tableaux pour les identifier. Ensuite, à lui d'attester un nom sur chaque oeuvre. Il reconnaît et repêche un Ribera dit l'Espagnolet. Des dessins des maîtres de Cologne aux grands tableaux de Rubens venus d'Anvers, des Rembrandt du Stathouder de Hollande, c'est lui qui les accueille, les trie, les identifie. Irremplaçable dans sa connaissance des petits maîtres décadents. Il est le plus précis sinon le plus expert dans l'identification des dessins. Il y met tout son coeur. La minutie, la patience qu'il déploie le tiennent éloigné des lieux où l'on verse le sang de leurs propriétaires. Il redoute de croiser sur une charrette un ci-devant avec qui il aurait jadis soupé, qu'il aurait portraituré...il préfère aller arpenter au loin les allées des parcs privés, ou s'enfermer pour rédiger des rapports sur les propositions d'acquisitions ou sur les restaurations en cours. Il inaugure toutes sortes de métiers, de conservateur de musée à directeur du personnel. S'inquiétant de la sécurité des collections à la rémunération ou l'approvisionnement en bois de chauffage des gardiens." p.334

Lorsque Les Agents Littéraires m'ont proposé de découvrir la vie de Fragonard, j'ai eu comme un doute. Fragonard, le parfumeur ? Non, le peintre. Ah.
Ce n'est qu'en me rendant sur Google images que j'ai pu relier certaines toiles connues à ce nom de famille derrière lequel se cache en fait plusieurs artistes.
Pour info, il n'existe aucune parenté entre la marque de parfums et 'Frago', simplement un hommage au peintre qui comme la marque vit le jour à Grasse (peut-être aussi parce le jaune liquoreux du peintre rappelait la couleur du parfum ?)
Si tout comme moi, Fragonard le peintre ne vous dit rien au premier abord, vous le connaissez certainement grâce à cette oeuvre : "La liseuse".

Source de l'image

Il n'en fallut pas plus pour que je me laisse charmer par la luminosité et la grâce qui émanaient de chacune des toiles aperçues.

"Fragonard. L'invention du bonheur" m'a fait l'effet d'un curieux objet littéraire oscillant entre biographie et roman historique.
Si le respect d'une certaine chronologie et une vraisemblance dans le récit laissent penser à une biographie, le lecteur ne trouvera ici aucune notice bibliographique attestant de la véracité des faits énoncés.
Qui plus est la qualité de l'écriture et le style vivant de l'auteure contrastent quelque peu avec l'austérité présente dans bon nombre de biographies et le rapprochent davantage du roman.
Aussi le qualifierais-je de "biographie romancée".

La passion investie par Sophie Chauveau dans ce texte est indéniable. Non seulement pour explorer la palette d'émotions ressenties par le peintre et l'homme à la lueur d'événements marquants tout au long de sa vie, mais également pour réhabiliter le rôle majeur des femmes ayant gravité autour de lui.
Une femme et une mère pour ainsi dire identiques, des femmes organisées sans être autoritaires, admiratrices de son talent et protectrices vis-à-vis de ce clan grassois qui à l'image d'une mafia souhaiterait voir l'homme renoncer à la peinture pour des occupations plus lucratives.
Ses femmes tout comme ses amis peintres formaient une famille d'artistes veillant toujours à ce que Fragonard puisse pleinement déployer son talent.
C'est sans doute au nom de ce même talent et de toutes les personnes qui l'ont soutenu que Sophie Chauveau a voulu ici rendre hommage à l'homme et réhabiliter dans nos mémoires le peintre qu'il était.

" Rarement avant Fragonard, le dessin et surtout la sanguine n'ont été pris si au sérieux ni n'ont occupé un tel rang. Au-delà de l'observation attentive du feuillage des arbres, du scintillement de la lumière, du clapotement des eaux, du bruissement du vent, de la chaleur étouffante de l'air, on peut lire dans ses dessins un hymne à la végétation, cette végétation exubérante, folle, enfiévrée par le climat romain.
Un souvenir d'enfance ? Un amour pour cette vie de l'enfance où les corps sont libres dans un air toujours chaud.
La nature de Frago ne nie jamais l'homme, ne cherche pas non plus à l'inquiéter. La nature fût-elle grandiose enchante, et à qui l'admire, promet l'émotion." p.100

Pari fort réussi selon moi ! J'ai d'ailleurs passé autant de temps à lire ce livre qu'à admirer ses toiles sur mon écran.
Un portrait d'autant plus intéressant qu'il s'inscrit dans un contexte historique particulièrement riche (et lourd, faut-il le préciser), l'occasion d'en apprendre davantage sur l'administration des arts et le statut réservé aux artistes à l'aube et au lendemain de la Révolution.

MERCI à et aux de m'avoir offert ce livre !

16 décembre 2011

Dernière adresse - Hélène Le Chatelier


Publié en 2009, "Dernière adresse" est le premier roman de la française Hélène Le Chatelier.
A 17 ans, Niamh a quitté son Irlande natale pour rejoindre la France où elle rencontrera Georges, cet homme merveilleux qui deviendra son mari et le père de ses enfants.
Bien des années plus tard, Niamh se voit contrainte de quitter son foyer pour rejoindre une maison de retraite, sa dernière adresse.
Dans cet endroit où rôde la mort, Niamh raconte ce quotidien ennuyeux et sans tendresse dont elle s'échappe en se remémorant les peines et les joies qui peuplèrent sa vie.

" Je me ramollis de partout. Je me répands, je me liquéfie. "Tu redeviendras poussière." Mon cul, oui ! Tu te ramolliras, tu te liquéfieras et tu te répandras. Rien de grave, rassure-toi !
Quelqu'un viendra et passera un coup de serpillière.
Et puis, comme tous ceux qui sont passés avant toi, et tous ceux qui viendront après toi, on t'oubliera. C'est aussi simple que ça !
Tu te répands. Hop ! Un coup de serpillière, et voilà. Ni vu, ni connu ! " p.37

"Dernière adresse" débute par la déclaration ouverte de Niamh à ce mari qui l'a aimée jusqu'à respecter chaque jour son besoin d'indépendance et à ses enfants qu'elle a mis au monde, aimés, protégés.
Mais à l'évocation de ces souvenirs succède rapidement le constat d'un quotidien qui - elle se l'avoue à demi-mots - devient difficile à gérer.
Si elle conserve encore une lucidité et un sens de l'humour intacts, devant ce corps qui la lâche petit à petit, la vieille femme impuissante est bien obligée de se rendre à l'évidence : les trajets en voiture lui deviennent pénibles, sa démarche se veut moins assurée et se nourrir exclusivement de Flanby n'est pas vraiment raisonnable...

" Dans tous les cas, vieillir c'est perdre. Perdre et se résigner à perdre. Se dépouiller de toutes ces choses parfois si chèrement acquises. C'est ça.
On passe la fin de sa vie à se défaire de ce qu'on a mis tant de temps à acquérir." p.81

Niamh représente typiquement la vieille dame "entre deux chaises", désormais incapable de se suffire à elle-même parce que son corps la lâche mais en pleine possession de ses facultés intellectuelles.
En songeant à ma vieillesse à venir, je me suis toujours dit que je préférerais mille fois finir dans une chaise que de perdre la boule !
Mais finalement à l'issue de ce roman, j'ai revu mon jugement...
Car cette femme-là n'est pas plus heureuse que le légume à côté d'elle. Que du contraire, lui ne se rend compte de rien alors qu'elle, entre les regards vitreux des autres pensionnaires, l'air toujours coupable et obligé de ses proches et l'absence de chaleur du personnel soignant, elle sent seule et aimerait bien qu'on la remarque, qu'on lui prodigue de la tendresse, qu'on la laisse encore faire montre de coquetterie.
" Merveilleuse utopie : je rêve d'une maison de retraite où le personnel prendrait le temps de gestes dérisoires pour maquiller les femmes en fin de vie, les vieilles peaux, les poches sous les yeux et les cous de chien.
Les femmes en fin de vie n'en demeurent pas moins des femmes.
Et la prochaine fois que quelqu'un me maquillera, je serai sûrement complètement refroidie." p.58

Je me suis beaucoup attachée à cette vieille dame lucide et pleine de vie qui ne demande qu'à en profiter jusqu'au bout. Un portrait beaucoup plus réaliste que celui de "Cora Sledge"(dont j'avais certes apprécié l'humour).
Si "Dernière adresse" s'achève par l'aveu d'un lourd secret (loin d'être indispensable comme l'ont dit certaines avant moi), ce court roman apparaît avant tout comme un témoignage terriblement juste qui porte en lui de belles réflexions sur la vieillesse - qui n'est ici pas synonyme de sénilité - et sur le sort qui lui est bien souvent réservé à force de généralisations et d'idées fausses.

" Quitter le réel, c'est ce que je cherche justement ! Je parle toute seule, et alors ? J'assaisonne ma vie à ma façon. Je ne suis pas démente, j'ai de l'imagination. C'est tout. Ce n'est pas la même chose." p.83

Un roman que je recommande à tout le monde, particulièrement à Clara, non pas à cause de son âge (^^) mais parce que je suis certaine qu'elle sera conquise par le thème et l'écriture de ce roman ;)

11 décembre 2011

L'oeil du témoin - Carole Martinez


Réédité cette année, "L'oeil du témoin" - déjà publié en 1998 sous le titre "Le cri du livre" - est un roman jeunesse de l'écrivaine française Carole Martinez, également auteure du roman "Le coeur cousu" et plus récemment de "Du domaine des murmures".

Privé de colonies de vacances avec ses camarades, Noé s'apprête à passer tout l'été enfermé dans sa chambre.
Alors qu'à travers son télescope, il suit des yeux le départ du car, son attention est détournée par l'apparition d'une belle jeune fille aux grands yeux bleu qu'il baptise instantanément Vague.
Leurs regards se croisent jusqu'au moment où Marguerite, la bibliothécaire du village, apparaît dans leur champ de vision.
Quel est cet homme qui la poursuit et pose ses mains autour de son cou jusqu'à l'étrangler ?
Alors que tout le village sonne l'alerte, les deux jeunes témoins décident de mener l'enquête...

Je lis peu de romans jeunesse car j'ai bien souvent l'impression de ne plus y trouver mon compte.
Or il s'est passé quelque chose de merveilleux avec ce livre puisqu'il n'a ni plus ni moins réussi à me faire retomber en enfance.
Je me suis rapidement attachée à ces deux héros adolescents avides de justice, matures et plein de jugeotte !
Mais ce n'est pas tout. Dans ce petit village de Rochesson dont la moyenne d'âge avoisine les 80 ans, on compte quelques fortes têtes parmi le troisième âge comme la grand-mère de Noé qui n'hésite pas à lui prêter main forte malgré le danger et en profite même pour militer et créer un "Cercle de la nouvelle jeunesse".
A travers ce roman, Carole Martinez réconcilie petits-enfants et grands-parents, gomme le fossé inter-générationnel pour nous rappeler que les jeunes sont capables d'entraide et que les vieilles personnes peuvent encore avoir de l'esprit et de l'humour à revendre.
Last but not least. Au coeur de cette enquête à l'ambiance "Club des 5", le livre et les auteurs classiques possèdent une place de choix en ce qu'ils participent à leur façon à la découverte du coupable.
Le style m'a semblé très juste. Qu'il s'agisse de décrire les émois adolescents ou d'évoquer le déroulement de l'enquête, l'écriture fluide sans pour autant être infantilisante m'a semblé adaptée au jeune public comme à l'adulte.
De quoi réconcilier certains adolescents avec la lecture ou, comme ce fut mon cas, ramener certains adultes quelques années en arrière :)

MERCI aux éditions Rageot et à Babelio de m'avoir offert ce livre dans le cadre de son opération Masse Critique jeunesse !

4 décembre 2011

L'Herbier des fées - Benjamin Lacombe et Sébastien Perez

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Le nouveau bijou de Benjamin Lacombe est sorti ! Je vous avais déjà parlé des albums "Les Amants Papillons" et "La mélodie des tuyaux" .
Lorsque j'ai reçu cet album hier soir pour mon anniversaire et que j'ai commencé à le feuilleter au restaurant, je me suis dit que je m'y plongerais dès le lendemain. Et nous y voilà :)

"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent seulement de nuit."

C'est sur cette phrase tirée des "Histoires extraordinaires" d'Edgar Allan Poe - dont l'influence se ressent à travers tout le travail de l'illustrateur - que s'ouvre "L'Herbier des fées", magnifique album qui, dès les premières pages, plonge le lecteur au coeur d'un rêve éveillé.













Herboriste travaillant pour le compte du Cabinet des sciences occultes de Raspoutine, Aleksandr Bogdanovitch ambitionne de créer un élixir d'immortalité.
Il décide de se rendre dans la forêt de Brocéliande pour y développer ses recherches, notamment sur la grande gentiane, plante réputée pour redonner vigueur et jeunesse et la pilularia animans qui offre des propriétés thérapeutiques miraculeuses.
Au fil de ses recherches, le scientifique découvre que les plantes étudiées cachent en leur sein de petits êtres vertébrés qui présentent des caractéristiques communes aux êtres humains.
Se pourrait-il que les légendes soient vraies ? Que les fées existent bel et bien au-delà de notre imagination ?
Pris de fascination comme d'affection pour ces créatures extraordinaires qu'il s'est juré de protéger, Aleksander refuse désormais de rentrer chez lui malgré les instances de sa femme et entreprend de dissimuler au Tsar le fruit de ses découvertes.



Journal de bord d'Aleksander, "L'Herbier des fées" laisse entrevoir bon nombre de notes de terrain, de croquis, de correspondances échangées avec femme et confrère ainsi que des articles de presse attestant de l'étrange disparition du scientifique.
Une nouvelle fois, la magie a opéré ! J'ai été subjuguée par le grand soin apporté dans les illustrations (ah ces couleurs !) comme dans les descriptions précises qui les accompagnent.
J'ai aimé découvrir ce monde merveilleux à travers les représentations d'Aleksander dont l'oeil scientifique cède peu à peu la place à l'émerveillement d'un homme tout absorbé par un nouvel environnement devant lequel il s'incline.

" J'ai été touché par leur regard lorsque je les ai approchés. Aujourd'hui, mes mains tremblaient tant que j'ai lâché le tube. A l'instant même où il s'est brisé au sol, tous mes spécimens se sont volatilisés de façon incompréhensible, y compris celui épinglé.
Faut-il briser une chose pour apprendre ce qu'elle est ? Ai-je quitté les chemins de la raison ? "

Véritable ode à la nature, résultat d'une confondante symbiose entre règnes animal et végétal, "L'Herbier des fées" véhicule un noble message invitant tout un chacun à s'étonner sans cesse et à remettre en cause son savoir avec humilité, à préserver et à respecter son environnement comme tous les êtres qui l'habitent.

" La vie ici réserve des surprises d'une beauté indescriptible. N'en déplaise à mon ami l'agronome Ivan Vladimirovitch Mitchourine, qui prétend que nous ne pouvons attendre des bienfaits de la nature et que notre devoir est de les lui arracher.
Moi, je sais maintenant que toutes nos connaissances passées, présentes et à venir ne sont rien au regard de ce que nous ne saurons jamais."

A offrir (à soi-même pour commencer ^^) !

"L'Herbier des fées" est également disponible dans un alléchant format numérique interactif !



Plus d'infos sur le site dédié.