
Publié en 1985 et traduit en français deux ans plus tard, "La servante écarlate" est le 6ème opus de la romancière, poétesse et critique canadienne Margaret Atwood à qui l'on doit notamment des titres tels que "La Femme comestible", "Le Tueur aveugle" ou encore "Le Dernier Homme".
"La servante écarlate" se présente comme le témoignage de Defred, une femme dans la fleur de l'âge qui comme beaucoup de ses semblables est détenue dans une Maisonnée située dans la république de Gilead.
A la tête de chaque Maisonnée se trouve un Commandant accompagné de son épouse. A cette époque traversée par la pollution et des taux de natalité alarmants, la mission des servantes écarlates consiste à servir leur pays en mettant leur corps à disposition du Commandant.
Les femmes ont ainsi vu la totalité de leurs droits bafoués pour être réduites à de simples instruments de procréation...
" Il se peut que rien de tout ceci n'ait à voir avec l'autorité. Il se peut qu'il ne s'agisse pas vraiment de savoir qui peut posséder qui, qui peut faire quoi à qui et s'en tirer indemne, même si il y a eu mort. Il se peut qu'il ne s'agisse pas de savoir qui a le droit de s'asseoir et qui doit être à genoux, ou debout, ou couchée, jambes écartées et ouvertes.
Peut-être s'agit-il de savoir qui peut faire quoi à qui, et être pardonné.
N'allez pas me dire que cela revient au même." p.227
C'est à travers les yeux de Defred que le lecteur découvre cet univers effrayant dominé par la religion qui en définit les lois.
Elle décrit avec précision les pendants de cette communauté repliée sur elle-même, hiérarchisée et hyper-organisée (codes-couleur, tickets de rationnement, langage codé), un microcosme où chaque individu subit la pression constante de se voir dénoncé pour la moindre infraction au règlement.
Les Yeux sont partout. Tout est mesuré, épié, soumis au contrôle. Les amateurs de "1984" ou d'"Equilibrium" y verront cette même terreur vis-à-vis d'un pouvoir soucieux de contribuer au "bien-être collectif".
Humiliées, endoctrinées, déshumanisées et réduites à leur plus simple appareil...reproducteur, chacune de ces femmes aspire à tomber enceinte du Commandant, une situation qui leur permettrait d'échapper au statut d'"anti-femmes" et aux Colonies.
" J'avais coutume de penser à mon corps comme à un instrument de plaisir, ou un moyen de transport, ou un outil pour accomplir mes volontés.
Je pouvais m'en servir pour courir, appuyer sur des boutons, de diverses natures, pour faire advenir des choses. Il y avait des limites, mais pourtant mon corps était léger, unique, solide, ne faisait qu'un avec moi.
Maintenant la chair se dispose différemment. Je suis un nuage, congelé autour d'un objet central, en forme de poire, qui est dur et plus réel que je ne le suis, et qui luit, rouge, à l'intérieur de son enveloppe transparente. Dans cet objet il y a un espace, énorme comme le ciel la nuit, obscur et incurvé comme lui, mais d'un rouge noir plutôt que noir.
Des têtes d'épingle de lumière y gonflent, étincellent puis se recroquevillent, innombrables comme des étoiles.
Chaque mois il y a une lune, gigantesque, ronde, lourde, un présage. Elle passe, s'arrête, reprend sa course et disparaît et je vois le désespoir fondre sur moi comme une famine.
Sentir ce vide, encore, et encore. J'écoute mon coeur, vague après vague, salée et rouge, qui continue, sans relâche, à scander le temps." p.127
La pression qu'engendre ce contrôle du corps féminin est telle qu'elle suscite bien des convoitises chez les unes et les autres. Dans cette course au bébé, la jalousie s'empare des servantes comme des épouses, incapables de donner elles-mêmes un enfant à leur mari.
Defred raconte les processions, les secrets, les rencontres clandestines, les interdits, les châtiments, les jours de naissance, les tâches destinées à "accomplir leur destin biologique", le quotidien de ces femmes privées de connaissance, d'amour et de désir.
Elle revient également sur son passé qui incluait une amie, un mari et une fille dont elle n'a plus de nouvelles, autant de souvenirs qui lui permettent de garder la tête hors de l'eau, en s'accrochant à de petites choses pour tenir bon.
Etant donné que le récit est livré par Defred, les éléments nous parviennent tels qu'ils (ré)apparaissent dans ses souvenirs.
Le lecteur entre au coeur de Gilead grâce aux seuls yeux de Defred, ce qui permet à l'auteure de centrer son récit sur ce qui se passe à l'intérieur et dans les coulisses de la Maisonnée occupée par les femmes.
Une guerre est en marche mais les informations sont volontairement filtrées, ce qui induit inévitablement un manque de contextualisation (pas dérangeant selon moi car les tenants et aboutissants de ce régime totalitaire figurent dans l'épilogue).
Je n'irai pas quatre chemins, j'ai tout simplement ADORE ce roman de bout en bout ! J'ai été à la fois révoltée et captivée par le destin de Defred et de ces nombreuses femmes reléguées à de simples matrices.
L'auteure sème des détails au fur-et-à-mesure dans un style imagé, visuel. Les descriptions sont souvent troublantes car plausibles. Il faut dire que l'auteure conjugue habilement les traces indélébiles laissées par l'Histoire aux problèmes actuels pour faire naître la crainte de voir pareille situation jaillir sous une autre forme.
" Parfois je ne peux penser à moi-même, à mon corps, sans voir mon squelette : ce que je suis, vue par un électron. Un berceau de vie, fait d'os; et à l'intérieur dangers, protéines déformées, cristaux ratés, ébréchés comme du verre.
Les femmes prenaient des médicaments, des pilules, les hommes aspergeaient les arbres, les vaches mangeaient l'herbe, toute cette pisse épicée a coulé dans les rivières. Sans parler des explosions d'usines atomiques, le long de la faille de San Andreas, sans défaillance humaine, au moment des tremblements de terre, et la souche mutante de syphilis, qu'aucune moisissure ne pouvait arrêter.
Certaines l'ont fait elles-mêmes, se sont fait coudre hermétiquement au catgut, ou ravager avec des produits chimiques. Comment ont-elles pu disait Tante Lydia, oh, comment ont-elles pu faire une chose pareille? Jézabels ! Mépriser les dons de Dieu !" p.189
Dans cet univers où tout n'est qu'interdit, toute sensation évoquée semble prendre une autre dimension, d'autant plus exacerbée que son objet est souvent rare et dangereux.
La narratrice s'attache à mettre des mots sur tout ce qu'elle voit et vit et l'on sent à travers ses paroles toute la retenue dont elle doit faire preuve pour réprimer ses émotions et ses envies.
Nul besoin pour Defred d'en rajouter une couche. Si le ton se veut plutôt neutre, prudent, les faits parlent pour elle et les descriptions trahissent une solitude à laquelle on ne peut que compatir.
Un gros gros gros coup de coeur que je recommande non seulement à toutes les femmes mais également à chaque lecteur qui s'intéresse à la progression insidieuse et à l'évolution d'un régime totalitaire qui s'organise autour d'un bouc-émissaire et d'un pouvoir peu scrupuleux.
A lire absolument !!!
D'autres avis chez Mango et Cécile QD9 ainsi que chez BOB !
