31 août 2013

Qu'avons-nous fait de nos rêves ? - Jennifer Egan


Publié aux USA en 2010 et traduit en français en 2012, "Qu'avons-nous fait de nos rêves ?" est le cinquième roman de l'écrivaine américaine Jennifer Egan, notamment auteure des romans "La Parade des anges" et "L'Envers du miroir".
"Qu'avons-nous fait de nos rêves?" s'est vu distingué par le Prix Pulitzer en 2011.

Bennie, Lou, Bosco, Marty, Kitty, Drew, Scotty, Stephanie, Rob, Ted, Jules, Dolly... tous avaient la vie devant eux, des idylles, des chansons et des rêves de gloire plein la tête (et bien souvent un peu voire beaucoup de coke dans le pif). Mais - le mythe du rêve américain étant définitivement passé de mode - au doux refrain de l'insouciante jeunesse succède rapidement toute l'ironie du monde adulte.
Bennie Salazar, leader des Flaming Dildos a-t-il réussi à percer dans la musique ? Fugueuse, kleptomane, sculptrice, Sacha est-elle finalement parvenue à trouver son équilibre ? Drew a-t-il accédé à la présidence américaine ?

"Qu'avons-nous fait de nos rêves?" est un roman assez surprenant. Loin d'arborer une chronologie linéaire, il entrecroise volontiers les endroits, les époques et les protagonistes, permettant de faire découvrir au lecteur ce que sont devenus les uns et les autres, des années 70 à nos jours. 
On ne peut pas dire que l'auteure soit tendre avec ses personnages.
On ne saura rien de la destinée de certains (Rhéa ? Jocelyn ?), d'autres se verront rapidement condamnés tandis que les "survivants" apparaîtront le temps d'un ou deux chapitres.
Faussement décousu (un peu comme dans "Love Actually"), le récit laisse entrevoir que chacun connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un, la figure centrale de ce roman étant Sacha, l'assistante de production de Bennie. 
Le tout est décrit dans un style plutôt froid et cantonné au descriptif, comme si les personnages n'avaient pas le temps de se regarder vivre.
Durant toute ma lecture, j'ai eu l'impression que l'auteure me susurrait à l'oreille " C'est comme ça, la vie ne fait pas de cadeaux, pas le temps de s'attendrir ". 
Certains personnages auront des enfants, l'occasion pour l'auteure d'esquisser un portrait tout aussi désenchanté de la nouvelle génération. Plus posés, plus pragmatiques, sans piercings ni tatouages, les jeunes y sont décrits comme accros aux smartphones (elle imagine ainsi un Starfish destiné aux enfants à partir de 5 ans) et aux nouvelles technologies en général.
Ainsi peut-on lire 60 pages du "journal diapos" d'Alison fait en Powerpoint...Original certes, mais assez répétitif et ennuyeux.

Un brin déconcertante de prime abord, la structure de ce roman ne manque pas d'intérêt. En revanche, j'ai eu un peu plus de mal avec l'indifférence et le fatalisme de l'auteure vis-à-vis de ses personnages. Au départ, j'ai cru pouvoir l'expliquer par le fait qu'on passait rapidement d'un personnage à l'autre. Mais non, mon manque d'enthousiasme tient réellement dans le manque d'humanité déployée ici.
Pour un roman justement dédié à l'humain, c'est plutôt dommage...


D'autres avis : InColdBlog - Alex et d'autres sur Babelio

Je remercie néanmoins Babelio et les éditions Points de m'avoir envoyé ce roman !




29 août 2013

Le don du passeur - Belinda Cannone


En librairie depuis le 21 août, "Le don du passeur" est un récit biographique écrit par la romancière et essayiste française Belinda Cannone, notamment auteure des romans "L'Adieu à Stefan Zweig","Entre les bruits" ou encore de l'essai "Petit éloge du désir" qui paraîtra le 12 septembre prochain.

" Mais il était ainsi bâti que pour lui tout était grave : ce que je nomme sa passion.
Car, si elle m'irritait alors, aujourd'hui je la vois comme un de ses legs : tout était important, parce que tout était précieux, vivre était cet engagement de tous les instants dans le solide comme dans l'écume de l'existence - une palpitation, un battement, un éclat." p.77

"Le don du passeur" évoque Joseph Cannone, cet homme "à contre-courant" qui fut le père de l'auteure.
Un "drôle de bonhomme" doté d'une "disposition continue" à l'intelligence de coeur, qui passait parfois pour un fou tant sa générosité, son respect et son souci des gens, des choses, de la nature, son humilité, son émotivité et sa compassion pouvaient se manifester à l'excès, provoquant souvent l'incompréhension ou l'agacement.
Et pourtant c'est ce même homme, présent en filigrane dans chaque texte de l'auteure, qui en véritable "passeur", a transmis à sa fille le don de pouvoir s'émerveiller devant les plus petites choses et communiqué, malgré lui, un système de valeurs et une certaine façon d'être au monde, toujours empreinte de cette modestie naïve qui le caractérisait. 
Pédagogue dans l'âme, toujours prescripteur de conseils pour aider autrui, il n'en a pas moins laissé sa fille libre de penser par elle-même, lui donnant des outils plutôt que de chercher à la diriger dans ses choix. Nul doute que celui-ci, par son amour de la langue et de la littérature, lui ait ouvert la voie vers sa vocation d'écrivain.
Mais, si l'homme pouvait se montrer joyeux, il se révélait aussi mélancolique et jamais apaisé, capable d'une totale abnégation jusqu'à l'auto-flagellation.
Qualités, défauts, les deux notions ne cessent ici de se confondre.

 
"Je croyais que j'allais souvent pleurer. Mais non. Le travail tient l'émotion en respect. Plutôt : pour parvenir à exprimer ce qu'il y a d'émouvant dans ce personnage, je dois fournir un travail qui crée en moi une distance d'avec l'émotion primitive. Que ressentira le lecteur ?" p.45

Puisque l'auteure pose ouvertement la question à son lecteur, je me permets de formuler une réponse.
Loin de moi l'idée de mettre en doute l'amour de Belinda Cannone pour son père (de quel droit me le permettrais-je ?) mais si j'ai bien ressenti une tendresse certaine dans le choix des anecdotes évoquées, il m'a vraiment manqué une chaleur, une vibration dans l'écriture telle que, à sujet plus ou moins équivalent, je l'avais ressentie durant ma lecture de "Le livre de ma mère" d'Albert Cohen.
"Le don du passeur" m'a en quelque sorte fait penser à une coupe de cheveux "effet saut du lit".
Hum...je m'explique. Vous voyez ces ptits djeuns qui arborent une coupe de cheveux d'apparence négligée alors qu'en fait ils ont passé plus d'une heure dans la salle de bains ?
"Le don du passeur" donne par sa construction une impression un peu chaotique, comme si il avait été écrit au fil des idées et des souvenirs de l'auteure.  Ainsi le portrait de son père se dessine-t-il progressivement devant elle (et devant le lecteur).
Pour paraphraser Beigbeder, Belinda Cannone écrit pour savoir ce qu'elle pense de son père, recourant à l'écriture pour remplir le vide et composer, immortaliser le portrait formé par les souvenirs liés à lui.
Malheureusement, sans se révéler artificiel pour autant, ce récit m'a semblé trop en retenue, trop travaillé.
Evoquer son propre père relève de l'intime mais dans le cas présent, j'ai trop souvent eu l'impression de lire un essai sur un personnage (l'auteure dresse beaucoup de parallèles avec "L'Idiot" de Dostoievsky, que je n'ai pas lu, ça n'aide pas).
Au final, j'ai regretté que l'auteure verse trop dans l'analyse au détriment de l'affect.
J'espère être davantage conquise par "L'Adieu à Stefan Zweig" qui m'attend dans ma bibliothèque depuis un bon moment.

Je remercie la librairie Dialogues de m'avoir envoyé ce livre.

challenge album
 

24 août 2013

Les confessions de Mr Harrison - Elizabeth Gaskell


Publié en 1851 et traduit en français en 2010, "Les confessions de Mr Harrison" est un court roman de l'écrivaine britannique Elizabeth Gaskell, notamment célèbre pour ses romans "Cranford" et "Nord et Sud".

Le docteur Will Harrison passe la soirée avec un vieil ami célibataire qui lui demande de lui prodiguer quelques conseils pour se trouver une épouse.
C'est alors que celui-ci lui raconte son voyage à Duncombe quelques années plus tôt.
Il n'était qu'un tout jeune médecin lorsqu'il débarqua au sein de cette petite communauté essentiellement composée de veuves et de vieilles filles, pour y assister le Dr Morgan.
Immédiatement considéré comme l'homme à marier, il fait l'objet de toutes les attentions de ces dames, et ce bien malgré lui étant donné que son inclination se porte sur une mystérieuse inconnue.
Comment Mr Harrison a-t-il réussi à se soustraire de tant de mariages arrangés à son insu ?

Dès son arrivée à Duncombe, Mr Harrison donne l'impression d'être pris en charge et de n'avoir aucun mot à dire. Le Dr Morgan, qui prend très à coeur son rôle de mentor, l'abreuve de recommandations d'usage quant à sa manière de s'habiller et de se comporter en société et lui choisit même sa demeure.

Défilant tel une bête de cirque, il s'attire bien malgré lui les faveurs de certaines dames, ce qui donnera lieu à une série de malentendus qui le placeront dans des situations délicates.
Et pour ne rien arranger, le voilà en plus victime de l'indiscrétion et des blagues douteuses d'un vieil ami de passage à Duncombe !

En choisissant de prendre un jeune médecin londonien pour narrateur, l'auteure offre ainsi un regard extérieur sur une communauté repliée sur elle-même et réticente au moindre changement.
Un différend opposera ainsi par deux fois le jeune médecin au Dr Morgan qui craint de tester de nouveaux remèdes en provenance de la capitale.
Le jeune homme devra s'imposer et user d'une certaine audace pour asseoir sa réputation.
Présentée comme un véritable poulailler, la société de Duncombe apparaît comme encline aux commérages de la part de certaines femmes au caractère bien trempé et à l'imagination galopante !
Durant ma lecture, je me suis souvent retrouvée partagée entre rires et agacement face à l'effet boule de neige provoqué par ces femmes et leur emballement désespéré.
Malgré quelques épisodes moins cocasses, l'histoire comme on s'en doute, se finit bien.
Bien qu'en regard des romans austeniens, ce petit roman manque un peu de finesse et de mordant dans les portraits et le déploiement des intrigues, il ne manque néanmoins pas de charme :)


D'autres avis : George - Keisha

16 août 2013

Des vies d'oiseaux - Véronique Ovaldé




Publié en 2011, "Des vies d'oiseaux" est un roman de l'écrivaine française Véronique Ovaldé, notamment auteure de "Ce que je sais de Vera Candida", "Les hommes en général me plaisent beaucoup" ou encore de "Et mon coeur transparent".

Gustavo et Vida Izzara mènent une vie tranquille avec leur fille Paloma, jusqu'au jour où celle-ci disparaît du jour au lendemain sans laisser d'adresse. Serait-elle partie avec Adolfo, le jeune jardinier engagé par sa mère ?
Un jour, Vida se rend compte que leur maison a été visitée durant leur absence, au moment où une série d'effractions sévit dans les villas avoisinantes.
Le lieutenant Taïbo, qui enquête sur les mystérieux squatteurs, propose à Vida de retrouver sa fille et de se rendre à Irigoy, le village où Vida a grandi et où elle ne pensait pas revenir...

"Vida voulait prendre la totalité de ces fragments parfaits et en faire un trésor tellement inaltérable. Et quand elles étaient ensemble elle savait que c'était impossible et cette impossibilité la plongeait dans un désespoir infini. 
Elle avait l'impression que sa beauté, sa tendre enfance lui échappaient déjà. Qu'elles s'en allaient en particules dans l'air, comme des filaments de sa perfection.
Elle se disait, "Il faut que je la photographie, que je l'enregistre", mais toutes ces opérations étaient vaines et elle échouait à conserver la douceur éphémère de cette fusion de leurs deux corps allongés dans une chambre estivale, l'une à côté de l'autre, les bras de la petite autour de son cou et les lèvres de la petite sur ses paupières.
Elle savait ce qui la faisait rire alors elle la faisait rire et ce rire d'enfant, ce rire qui s'en allait déjà à toute vitesse, lui piétinait le coeur." p.60
 
On retrouve dans ce roman beaucoup de points communs avec "Ce que je sais de Vera Candida".
Outre ces décors faits de villes inventées à consonance étrangère et de paysages exotiques, les personnages féminins principaux - Vida et Rose - se ressemblent beaucoup.
Toutes deux ont vécu un déracinement en rompant avec leur village natal, leurs traditions et leur famille pour s'enfermer dans une prison dorée avec un homme qui leur offre tout sur un plateau d'argent sauf...le bonheur.
A côté de leur besoin de reconnaissance et de leurs longues heures de solitude, le bonheur matériel sonne comme une bien maigre compensation.
Vida et son mari occupent une maison qui se fissure de partout et dont les fenêtres ne s'ouvrent pas.
Autoritaire, matérialiste et macho, son mari Gustavo la recadre constamment lorsqu'il lui vient à l'idée de choisir ses vêtements ou de penser par elle-même...
Si Vida, les années aidant, semble s'être fait une raison, Paloma n'entend pas suivre le même chemin que sa mère.
Une fois encore, "Des vies d'oiseaux" apparaît avant tout comme un roman de femmes, l'occasion d'explorer les relations (toujours tendues) mères-filles et ces aspirations, cette soif de liberté qui les unissent malgré elles; les hommes leur tenant souvent lieu de "prétextes à partir" bien que paradoxalement, elles ne puissent s'émanciper sans l'un d'entre eux.
Tout comme Paloma, Adolfo a fui le foyer familial là où le lieutenant Taïbo peine à accepter le départ de sa femme.
Vida, Paloma, Adolfo et Taïbo apparaissent comme 4 oiseaux tombés du nid, chacun cherchant son équilibre loin d'une cellule familiale/conjugale pernicieuse.

L'auteure jette les bases d'une histoire aux allures de conte latino et, ce faisant, a recours à des personnages assez manichéens voire caricaturaux (le flic quitté par sa femme, l'ado rebelle, le père macho et matérialiste, le badboy amoureux) à l'exception de Vida, mal à l'aise entre le monde qu'elle a laissé derrière elle et celui dans lequel elle vit.
Malheureusement, en dépit de la poésie qui s'invite entre chaque ligne, j'ai trouvé que cette histoire manquait quelque peu de profondeur.
J'ai eu l'impression que tout cela me filait entre les doigts et la fin s'est avérée trop simpliste à mon goût.
J'avais nettement préféré les personnages plus torturés de "Ce que je sais de Vera Candida".
 

D'autres avis : Argali - Sandrine - LilibaClara - Theoma - Géraldine - Canel - Leiloona

"Des vies d'oiseaux" sortira aux éditions J'ai Lu le 21 août prochain.



Comme je reste malgré tout sensible à l'écriture de l'auteure, je suis tentée par son nouveau roman, "La grâce des brigands" qui sera disponible en librairie dès le 22 août.



12 août 2013

J'ai réussi à rester en vie - Joyce Carol Oates


Publié aux USA en 2011 et traduit en français la même année, "J'ai réussi à rester en vie" est un récit auto-biographique de l'écrivaine américaine Joyce Carol Oates, notamment auteure des romans "Délicieuses pourritures", "Viol, une histoire d'amour", "Premier amour" , "Reflets en eau trouble" , "Un amour noir" ou plus récemment de "Le Mystérieux Mr Kidder".

" Des nappes de souvenirs s'accumulent sous les chaises des salles d'attente du service de télémétrie. Il se peut que de vraies larmes en aient taché le carrelage, imbibé la moquette. Il se peut que ces larmes ne puissent jamais être enlevées. Et partout, l'odeur de la mélancolie, qui est l'odeur même du souvenir.
Dans un hôpital, on ne peut aller nulle part sans tomber sur les souvenirs d'inconnus - la peur de ce qui était imminent dans leur vie, leurs faux espoirs, le moment soudain, terrible et irréfutable où ils savent; vous ne souhaiteriez pas entendre les échos de leurs conversations murmurées - Mais il avait l'air si bien hier, que s'est-il passé pendant la nuit...
Vous ne souhaiteriez pas vous heurter au chagrin d'autrui. Il vous faudra déjà toutes vos forces pour résister au vôtre." p.66

Le 15 février 2008, voyant que son mari Raymond semble avoir contracté un mauvais rhume, Joyce Smith l'emmène au centre médical de Princeton où il est hospitalisé pour une pneumonie.
Alors que Ray semblait se rétablir, il décède subitement des suites d'une infection nosocomiale.
Une disparition aussi brutale que tragique qui signe le début d'une longue phase de deuil pour Joyce Smith.

" L'individu blessé, la veuve, est désincarné; elle doit faire d'immenses efforts pour rappeler le "moi" perdu - comme on gonflerait un énorme ballon, obligé chaque matin de gonfler ce ballon grandeur nature, ce ballon qui est vous, un effort épuisant et déprimant parce qu'il ne semble avoir d'autre but que de créer un ballon à habiter, dont, lentement, l'air s'échappera pendant les douze heures à venir jusqu'à ce que vous puissiez enfin vous effondrer dans le "sommeil" - ou une forme quelconque d'oubli bienheureux. 
Mais le lendemain, il faut recommencer. Encore et encore !
Pour les gens sains, être "sain" ne demande aucun effort particulier. Pour ceux qui sont blessés, feindre d'être sain exige un effort si considérable - qu'une question plane toujours, à peu près à une longueur de bras : Pourquoi ? " p.383

Sous le choc, anéantie par le décès de son mari, Joyce Carol Oates dresse l'auto-biographie de ses premiers mois de veuvage. Pétrie d'angoisses, en prise avec de fréquentes insomnies, sujette aux pensées noires, elle tente de rester forte et digne pour éviter de sombrer.
Le lecteur entre de plein pied dans le quotidien post-mortem de ce couple marié depuis 47 ans et 25 jours. Un couple assurément heureux, uni par une profonde complicité, une passion commune pour l'enseignement et la littérature.
Deux êtres accros au travail. Un couple qui avait l'habitude de fonctionner à deux même si chacun menait une carrière et une vie sociale très actives.
Tous deux avaient fait le choix de ne pas partager leur travail. Aussi Ray Smith n'a-t-il jamais connu Joyce Carol Oates,  mais son épouse Joyce Smith, celle que le lecteur découvre pour la première fois dans les pensées de cette femme complètement perdue sans son mari.
Ray est partout et nulle part. En éditeur ou en jardinier passionné, toujours sublimé par le tendre regard de sa femme.
Souvent, en voyage au pays des "blessés ambulatoires" elle songe à le rejoindre, quand le basilic aux yeux perçants lui inspire des pensées suicidaires.
Joyce Carol Oates, que l'on sait pourtant si prolifique, n'écrit pour ainsi dire plus.
C'est pourtant Oates, son moi public, qui lui permet de tenir bon, lorsqu'elle se réfugie dans une salle de classe pour y faire cours ou quand elle se rend à une conférence ou une lecture publique.
Très entourée, elle peut aussi compter sur de nombreux amis avec qui elle dîne et échange fréquemment des courriels. Beaucoup de franche sollicitude mêlée de maladresse, impossible de se changer les idées.
Et...de retour chez elle, tout lui rappelle encore la mort de son mari : la maison, chacun des objets et des souvenirs qui lui sont liés, tout semble avoir perdu son sens.


J'ai bien mis 2 longues semaines avant de terminer cette lecture, tant ce récit m'a semblé difficile de par son sujet. "J'ai réussi à rester en vie" est un livre sur l'après, sur ce qu'il reste (si peu) quand l'autre n'est plus. 
C'est terrible comme j'ai eu l'impression que Ray Smith ne mourait pas une fois, mais chaque jour, à chaque page. 
Et que son épouse, désormais veuve, ayant perdu une part d'elle-même, suivait le même chemin, tant le sentiment de perte et la douleur psychologique et physique semblent considérables et impossibles à dépasser.
Cette femme m'a émue comme je ne saurais le dire. J'ai toujours admiré la facilité de Joyce Carol Oates à construire les portraits psychologiques de ses personnages de romans.
Et voilà que maintenant j'ai découvert une Joyce Smith qui sait si bien plonger en elle-même, sonder ses propres sentiments, toujours avec pudeur, tout en parvenant à en sortir pour dresser le portrait d'une "veuve universelle".

" Nous qui vivons - nous qui avons survécu - comprenons que notre culpabilité est ce qui nous lie aux morts.
A tout moment nous les entendons qui nous interpellent, avec une incrédulité croissante Tu ne m'oublieras pas...n'est-ce pas ? Comment peux-tu m'oublier ? Je n'ai que toi.
La plupart du temps, presque continûment, la veuve habite un autre monde qui n'est ni ici ni là.
Presque continûment, la veuve aspire à l'oubli ineffable du sommeil.
Car la veuve est un être posthume qui passe parmi les vivants. Quand la veuve sourit, quand la veuve rit, on voit luire la folie dans son regard, une actrice tentant désespérément de jouer son rôle comme les autres souhaitent qu'elle le joue, et seule une autre veuve, une autre femme ayant récemment perdu son mari peut percevoir l'imposture.
Une veuve jetant un rapide coup d'oeil à une autre :  C'est la même chose pour vous ? Vous êtes morte vous aussi ? " p.424

J'ai appris que la romancière s'était remariée un an après la mort de son mari. Evidemment cela a choqué certains esprits qui ont été jusqu'à jeter le discrédit sur son livre et la profondeur de son chagrin. Comme si, à l'image du mariage, le deuil exigeait que l'on s'y engage pour la vie.
Il me semble que chacun vit les choses différemment, avec plus ou moins de temps qu'il lui est nécessaire. Pourquoi n'aurait-on pas le droit de retrouver une vie après la mort de l'autre ? A en croire certains, le chagrin ne vaut rien si il ne condamne pas à la solitude !
Julian Barnes a quant à lui évoqué une "rupture des promesses narratives", arguant que la romancière aurait pu mentionner son remariage dans son récit.
Non mais de quel droit ?!? Le titre est pourtant assez clair : "J'ai réussi à rester en vie", et non "Veuve un jour, veuve toujours" ou "Je ne pourrai plus jamais aimer un homme".
Personnellement, en tant que lectrice, je ne me suis en rien sentie dupée.
" J'ai réussi à rester en vie" est consacré aux premiers mois du deuil et est présenté comme tel. Ce qui s'est passé après ma foi ne regarde personne d'autre qu'elle.
Un amour ne chasse pas forcément l'autre. Ce n'est pas parce qu'elle a retrouvé le bonheur avec un autre homme qu'elle n'est plus veuve de son premier mari et que sa souffrance n'a pas existé.
Et croyez-moi, à la lecture de ce récit, on ne doute en aucun cas de son amour pour Raymond Smith.



"J'ai réussi à rester en vie" était une lecture commune avec Clara dont je file voir le billet !



3 août 2013

Le lanceur de couteaux - Steven Millhauser


Publié aux USA en 1998 et traduit en français l'année dernière, "Le lanceur de couteaux" est un recueil de nouvelles rédigé par l'écrivain américain Steven Millhauser, notamment auteur des romans "La vie trop brève d'Edwin Mullhouse" et "Martin Dressler. Le roman d'un rêveur américain".

12 nouvelles et autant d'invitations au voyage et à la rêverie, aux confins du raisonnable.

"Le lanceur de couteaux" s'est rendu célèbre par son adresse et les "blessures artistiques" laissées en signature aux volontaires avisés. Au cours d'une représentation, un jeune garçon s'avance sur la scène pour recevoir la marque ultime...
Un homme reçoit une lettre de son ami Albert qu'il n'a plus revu depuis 9 ans et qui l'invite à lui rendre "Visite" afin de rencontrer sa femme. Intrigué, il se rend sur les lieux et découvre une épouse d'un genre particulier.
Elles sont âgées entre 12 et 15 ans et ont fait voeu de silence. Elles ne se déplacent que durant la nuit et vouent une prédilection aux endroits obscurs. Parmi les parents inquiets, il se murmure que "Les soeurs de la nuit" s'adonnent à de curieux rites.
Lorsqu'il est surpris au lit avec sa maîtresse par le mari de celle-ci et que le lendemain matin il voit débarquer chez lui deux hommes étrangement polis, Harter est loin de soupçonner "L'issue" qui lui sera réservée.
"Le nouveau théâtre d'automates" suscite l'admiration de tous, grâce au talent du jeune Heinrich qui a réussi à créer des automates plus vrais que natures.

Dans ce recueil, vous aurez aussi l'occasion de voyager en "Tapis volants" ou de survoler un monde en guerre du haut d'une nacelle ("Fuite en ballon, 1870"), de vous promener la nuit au "Clair de Lune" à travers le regard d'un jeune garçon amoureux, ou encore d'assister à l'inauguration du parc d'attractions "Paradise Park" ou du nouveau magasin né du "Rêve du consortium".

" Peut-être l'excès même de ces affirmations amplement fondées aurait-il dû nous alerter, car si un art vient pour de bon d'atteindre sa plus riche expression, il est alors permis de se demander si l'élan qui l'a entraîné dans la direction de sa pleine réussite n'est pas de nature à l'entraîner aussi au-delà de ses limites légitimes.
C'est ainsi qu'il est possible de se demander si la forme la plus accomplie de tout art ne contient pas les éléments de sa propre destruction - si la décadence, pour dire les choses simplement, loin d'être le contraire maladif de la parfaite santé d'un art, n'est pas simplement le résultat d'un élan qu'ils ont en partage." p.139

Nul doute que Steven Millhauser soit un conteur né. J'ai réellement été charmée par les premiers textes qui composent ce recueil. J'ai tremblé en même temps que le public du lanceur de couteaux, ri de la rencontre improbable entre l'ami d'Albert et son épouse, ait partagé l'inquiétude de ces parents vis-à-vis de leurs filles qui se volatilisent dans les bois durant la nuit.
J'ai été captivée par le destin de ce fabricant d'automates. J'ai d'ailleurs pensé au film "L'illusionniste" que j'affectionne particulièrement et en fait il s'avère que la nouvelle "Eisenheim l'illusionniste" rédigée par l'auteur est à l'origine du film.
Je me suis retrouvée telle une gamine dans "Charlie et la Chocolaterie" version supermarché de tous les possibles, bavant devant chaque vitrine imaginée par l'auteur.
Les narrateurs, seuls ou bien souvent regroupés autour d'un "nous", font part de leur admiration mêlée d'appréhension par rapport à des situations extravagantes, hors de portée, qui échappent à leur entendement et à leur contrôle.
Leur perception du monde en est modifiée, sans qu'ils ne puissent fournir d'explication rationnelle.

Entre les lignes, il est surtout question ici des USA et de ses ambitions disproportionnées qui donnent lieu à des projets exubérants voire indécents, d'obsessions, d'hommes engloutis par leurs créations, de réalités que certains pensaient inaccessibles au delà du rêve.


La quatrième de couverture parle de l'auteur comme d'un "virtuose du rêve éveillé".
Malheureusement, certains textes ma foi irréprochables en terme de style, m'ont fait piquer du nez...
Au bout d'un moment, je me suis lassée de certaines descriptions à n'en plus finir, larguée et sans volonté de retrouver mon chemin.
Mon intérêt fléchissant de plus en plus, j'ai décidé de ne pas lire les deux dernières nouvelles de ce recueil.
C'est vraiment dommage car l'auteur ne manque pas d'inventivité et que certaines parenthèses enchantées valent vraiment le détour !



L'avis de Clara

J'ai découvert "Le lanceur de couteaux" dans le cadre du challenge anniversaires d'écrivains proposé par Ys (Steven Millhauser fête aujourd'hui ses 70 ans).
Pour ma part, le prochain rendez-vous est fixé au 5 octobre prochain pour célébrer les 70 ans de Michael Morpurgo (avec "Soldat Peaceful" puisque c'est le seul titre de l'auteur qui figure dans ma PAL).
 


2 août 2013

Avec les hommes - Mikaël Hirsch





 En librairie dès le 22 août prochain, "Avec les hommes" est le quatrième roman de l'écrivain français Mikaël Hirsch, également auteur de "Le Réprouvé", "Les Successions" et "OMICRoN".

A Brest, un écrivain recroise Paul Rubinstein, un ancien camarade de classe perdu de vue 20 ans plus tôt et lequel a visiblement très envie de lui tenir la jambe en s'épanchant sur sa vie.
Paul lui raconte sa désillusion amoureuse avec une femme qui le quitta en raison de son faible statut social, sa fuite dans un kibboutz israélien où il travaillera dans une usine de détergents avant de rentrer en France et d'entamer une vie d'errance jusqu'à sa rencontre avec Valérie.
Une confession comme l'écrivain en entend souvent mais qui pourrait bien sonner comme un écho imprévu à sa propre vie.

Paul Rubinstein apparaît d'emblée comme un personnage romantique dont on ne sait si il faut s'en attendrir ou s'en agacer. Pas vraiment beau et dénué de charisme, peu sociable, il est surtout un homme très fleur bleue dont la grande naïveté tend au masochisme.


" Il peuplait ainsi l'absence de chimères, d'excuses infinies et variables, car l'être aimé, paré de toutes qualités inhumaines, se voit toujours légitimé dans ses choix.
Ses excès sont sources de tempérance, sa bassesse, une assomption. La saloperie devient alors une forme de grâce et l'indifférence une marque d'attachement." p.28


Quoiqu'il fasse, il finit toujours par être exclus à un moment donné au point qu'on songe à une certaine fatalité.
En cynique "éboueur des vies médiocres", l'écrivain écoute d'une oreille amusée le récit de cette vie sans relief, se rassure et se félicite d'avoir mieux réussi. Mieux vaut être à ma place qu'à la sienne se dit-il sans doute.
Sauf que cette confession l'amène progressivement à s'interroger sur sa propre vie, entièrement consacrée à la littérature. Dans le fond, à part se nourrir de la vie des autres, peut-il se targuer d'avoir mené une existence propre ? Est-il plus heureux que Paul ?


" Les amis, les femmes, les parents, finissent toujours en victimes expiatoires de mes romans. Mes quelques admirateurs ne soupçonnent nullement la quantité de gens qui cherchent, en réalité, à me casser la gueule.
Pourtant j'ai si bien brouillé les pistes qu'en vieillissant, je tends de plus en plus vers l'indéfinition.
La vie d'artiste, comme on dit, c'est renoncer à presque tout ce qui fait l'humain, pour rendre compte de ce qu'est l'humanité.
J'en viens même parfois à souhaiter m'enfermer dans un caisson d'isolation sensorielle, avec une perfusion de glucose et Jean-Michel Jarre à fond." p.31


Après avoir beaucoup aimé "Le Réprouvé" et "Les Successions", j'étais curieuse de découvrir le nouveau roman de Mikaël Hirsch que celui-ci a gentiment proposé de m'envoyer.
Tout comme l'écrivain, au départ je me suis dit "Quel boulet ce Paul ! A assommer cet écrivain qui n'a rien demandé avec sa vie qui n'intéresse personne".
Mais tout comme le narrateur qui y voit une distraction pour passer le temps, je me suis surprise à tendre l'oreille, prenant d'abord Paul en pitié pour ensuite m'agacer de ce qu'il ne fasse rien pour arranger les choses.
Il est vrai que certaines personnes n'ont pas de bol dans la vie mais certaines ont vraiment l'art de s'enfoncer et de reproduire les mêmes situations, sans se donner les moyens de faire changer les choses.
Paul est vraiment un personnage à la dérive, sans ego, incapable de se réconcilier avec lui-même autrement qu'à travers le regard de quelqu'un d'autre.
On se rend compte à la fin du livre à quel point il misait sur sa rencontre avec l'écrivain pour "lui donner vie" et à quel point l'écrivain a sous-estimé toute la responsabilité dont il se voyait investi à son insu.
J'avais d'abord eu le réflexe de trouver la fin un peu trop facile (on prend souvent conscience de certaines choses quand il est trop tard) mais elle m'est finalement apparue comme une suite logique dans le cheminement du narrateur.

Les deux personnages semblent complètement opposés au départ (l'un trop humble, l'autre trop arrogant) et pourtant l'auteur nous montre au fil du récit qu'ils sont finalement tous deux aussi paumés l'un que l'autre.
Comme dans ses deux précédents romans, Mikaël Hirsch reprend cette thématique de la quête identitaire qui pousse des personnages mal dans leur peau à partir dans d'autres pays pour trouver un sens à leur vie ou à se réfugier dans d'autres existences comme c'est le cas ici de l'écrivain.
A nouveau, je me suis délectée de l'écriture de l'auteur, toujours aussi précise, juste et drôle quand il le faut et à l'origine de réflexions qui font forcément mouche dans l'esprit du lecteur et l'invitent au questionnement intérieur. Et rien que pour ça, j'ai envie de vous recommander ce roman.
Mais pour ma part, il m'a manqué ce petit quelque chose qui fait d'un roman un coup de coeur, une de ces lectures marquantes qu'on n'oubliera jamais.
Me voilà bien embêtée car je n'arrive pas à mettre le doigt sur cette chose qui m'a manquée dans ma lecture. J'ai fini ce roman avec l'impression d'un goût de trop peu. Ca doit tenir à l'histoire car je n'ai strictement rien à reprocher au style de l'auteur.
Je n'ai pas envie de conclure ce billet par un "bien mais sans plus" car je sais que pour ma part, c'est le genre de réflexion qui me pousse à passer mon chemin. Mais je ne pouvais pas non plus ne pas évoquer ma réserve.
Du coup, je suis très curieuse de découvrir d'autres avis sur ce roman et vous encourage de toute façon à découvrir l'écriture de cet auteur !

Merci à Mikaël Hirsch de m'avoir envoyé son roman.

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