Publié aux USA en 2011 et traduit en français la même année, "J'ai réussi à rester en vie" est un récit auto-biographique de l'écrivaine américaine Joyce Carol Oates, notamment auteure des romans
"Délicieuses pourritures",
"Viol, une histoire d'amour",
"Premier amour" ,
"Reflets en eau trouble" ,
"Un amour noir" ou plus récemment de "Le Mystérieux Mr Kidder".
" Des nappes de souvenirs s'accumulent sous les chaises des salles d'attente du service de télémétrie. Il se peut que de vraies larmes en aient taché le carrelage, imbibé la moquette. Il se peut que ces larmes ne puissent jamais être enlevées. Et partout, l'odeur de la mélancolie, qui est l'odeur même du souvenir.
Dans un hôpital, on ne peut aller nulle part sans tomber sur les souvenirs d'inconnus - la peur de ce qui était imminent dans leur vie, leurs faux espoirs, le moment soudain, terrible et irréfutable où ils savent; vous ne souhaiteriez pas entendre les échos de leurs conversations murmurées - Mais il avait l'air si bien hier, que s'est-il passé pendant la nuit...
Vous ne souhaiteriez pas vous heurter au chagrin d'autrui. Il vous faudra déjà toutes vos forces pour résister au vôtre." p.66
Le 15 février 2008, voyant que son mari Raymond semble avoir contracté un mauvais rhume, Joyce Smith l'emmène au centre médical de Princeton où il est hospitalisé pour une pneumonie.
Alors que Ray semblait se rétablir, il décède subitement des suites d'une infection nosocomiale.
Une disparition aussi brutale que tragique qui signe le début d'une longue phase de deuil pour Joyce Smith.
" L'individu blessé, la veuve, est désincarné; elle doit faire d'immenses efforts pour rappeler le "moi" perdu - comme on gonflerait un énorme ballon, obligé chaque matin de gonfler ce ballon grandeur nature, ce ballon qui est vous, un effort épuisant et déprimant parce qu'il ne semble avoir d'autre but que de créer un ballon à habiter, dont, lentement, l'air s'échappera pendant les douze heures à venir jusqu'à ce que vous puissiez enfin vous effondrer dans le "sommeil" - ou une forme quelconque d'oubli bienheureux.
Mais le lendemain, il faut recommencer. Encore et encore !
Pour les gens sains, être "sain" ne demande aucun effort particulier. Pour ceux qui sont blessés, feindre d'être sain exige un effort si considérable - qu'une question plane toujours, à peu près à une longueur de bras : Pourquoi ? " p.383
Sous le choc, anéantie par le décès de son mari, Joyce Carol Oates dresse l'auto-biographie de ses premiers mois de veuvage. Pétrie d'angoisses, en prise avec de fréquentes insomnies, sujette aux pensées noires, elle tente de rester forte et digne pour éviter de sombrer.
Le lecteur entre de plein pied dans le quotidien post-mortem de ce couple marié depuis 47 ans et 25 jours. Un couple assurément heureux, uni par une profonde complicité, une passion commune pour l'enseignement et la littérature.
Deux êtres accros au travail. Un couple qui avait l'habitude de fonctionner à deux même si chacun menait une carrière et une vie sociale très actives.
Tous deux avaient fait le choix de ne pas partager leur travail. Aussi Ray Smith n'a-t-il jamais connu Joyce Carol Oates, mais son épouse Joyce Smith, celle que le lecteur découvre pour la première fois dans les pensées de cette femme complètement perdue sans son mari.
Ray est partout et nulle part. En éditeur ou en jardinier passionné, toujours sublimé par le tendre regard de sa femme.
Souvent, en voyage au pays des "blessés ambulatoires" elle songe à le rejoindre, quand le basilic aux yeux perçants lui inspire des pensées suicidaires.
Joyce Carol Oates, que l'on sait pourtant si prolifique, n'écrit pour ainsi dire plus.
C'est pourtant Oates, son moi public, qui lui permet de tenir bon, lorsqu'elle se réfugie dans une salle de classe pour y faire cours ou quand elle se rend à une conférence ou une lecture publique.
Très entourée, elle peut aussi compter sur de nombreux amis avec qui elle dîne et échange fréquemment des courriels. Beaucoup de franche sollicitude mêlée de maladresse, impossible de se changer les idées.
Et...de retour chez elle, tout lui rappelle encore la mort de son mari : la maison, chacun des objets et des souvenirs qui lui sont liés, tout semble avoir perdu son sens.
J'ai bien mis 2 longues semaines avant de terminer cette lecture, tant ce récit m'a semblé difficile de par son sujet. "J'ai réussi à rester en vie" est un livre sur l'après, sur ce qu'il reste (si peu) quand l'autre n'est plus.
C'est terrible comme j'ai eu l'impression que Ray Smith ne mourait pas une fois, mais chaque jour, à chaque page.
Et que son épouse, désormais veuve, ayant perdu une part d'elle-même, suivait le même chemin, tant le sentiment de perte et la douleur psychologique et physique semblent considérables et impossibles à dépasser.
Cette femme m'a émue comme je ne saurais le dire. J'ai toujours admiré la facilité de Joyce Carol Oates à construire les portraits psychologiques de ses personnages de romans.
Et voilà que maintenant j'ai découvert une Joyce Smith qui sait si bien plonger en elle-même, sonder ses propres sentiments, toujours avec pudeur, tout en parvenant à en sortir pour dresser le portrait d'une "veuve universelle".
" Nous qui vivons - nous qui avons survécu - comprenons que notre culpabilité est ce qui nous lie aux morts.
A tout moment nous les entendons qui nous interpellent, avec une incrédulité croissante Tu ne m'oublieras pas...n'est-ce pas ? Comment peux-tu m'oublier ? Je n'ai que toi.
La plupart du temps, presque continûment, la veuve habite un autre monde qui n'est ni ici ni là.
Presque continûment, la veuve aspire à l'oubli ineffable du sommeil.
Car la veuve est un être posthume qui passe parmi les vivants. Quand la veuve sourit, quand la veuve rit, on voit luire la folie dans son regard, une actrice tentant désespérément de jouer son rôle comme les autres souhaitent qu'elle le joue, et seule une autre veuve, une autre femme ayant récemment perdu son mari peut percevoir l'imposture.
Une veuve jetant un rapide coup d'oeil à une autre : C'est la même chose pour vous ? Vous êtes morte vous aussi ? " p.424
J'ai appris que la romancière s'était remariée un an après la mort de son mari. Evidemment cela a choqué certains esprits qui ont été jusqu'à jeter le discrédit sur son livre et la profondeur de son chagrin. Comme si, à l'image du mariage, le deuil exigeait que l'on s'y engage pour la vie.
Il me semble que chacun vit les choses différemment, avec plus ou moins de temps qu'il lui est nécessaire. Pourquoi n'aurait-on pas le droit de retrouver une vie après la mort de l'autre ? A en croire certains, le chagrin ne vaut rien si il ne condamne pas à la solitude !
Julian Barnes a quant à lui évoqué une "rupture des promesses narratives", arguant que la romancière aurait pu mentionner son remariage dans son récit.
Non mais de quel droit ?!? Le titre est pourtant assez clair : "J'ai réussi à rester en vie", et non "Veuve un jour, veuve toujours" ou "Je ne pourrai plus jamais aimer un homme".
Personnellement, en tant que lectrice, je ne me suis en rien sentie dupée.
" J'ai réussi à rester en vie" est consacré aux premiers mois du deuil et est présenté comme tel. Ce qui s'est passé après ma foi ne regarde personne d'autre qu'elle.
Un amour ne chasse pas forcément l'autre. Ce n'est pas parce qu'elle a retrouvé le bonheur avec un autre homme qu'elle n'est plus veuve de son premier mari et que sa souffrance n'a pas existé.
Et croyez-moi, à la lecture de ce récit, on ne doute en aucun cas de son amour pour Raymond Smith.
"J'ai réussi à rester en vie" était une lecture commune avec
Clara dont je file voir le billet !