"Journal de Berlin" est une nouvelle extraite du recueil "Moi, Anastasia" publié en 1996 et traduit en français en 2008. Elle est signée Alona Kimhi, écrivaine israélienne d'origine ukrainienne, également auteure des romans "Suzanne la pleureuse" et "Lily la tigresse".
Placée dans un service psychiatrique, Gali est une jeune femme mal dans sa peau qui n'aspire plus qu'à se tenir éloignée du monde extérieur.
Les médicaments, les séances d'électrochocs et les autres patients rythment ses journées, lorsqu'elle ne pense pas à Jay, son mari irlandais rencontré lors d'un voyage à Berlin et dont le souvenir se trouve consigné dans son journal.
" Tout se dissout. Seul Berlin existe. Et la maladie. Qui somnole à l'intérieur. Elle est toujours avec toi, se rappelle à toi dès que tu ouvres les yeux le matin. Elle bruit en toi comme un serpent qui fait son chemin dans les profondeurs des feuilles sèches, se repose dans tes nuits de sommeil et guette la lucidité de tes jours." p.53
"Journal de Berlin". Un titre pareil, rédigé de surcroît par une auteure israélienne, pourrait facilement évoquer un énième récit sur le régime nazi et la seconde guerre mondiale.
Or il n'en est rien ici (bien qu'il y ait quelques allusions grinçantes ici et là) !
"Journal de Berlin" est centré sur l'histoire de Gali, présentée selon ses propres mots.
Le récit de la jeune femme se décline en deux temps. Si le lecteur commence par s'immiscer dans le quotidien de Gali au sein d'un service psychiatrique, il découvre par la suite des extraits de son journal rédigé durant un séjour à Berlin avec son frère Alon.
Gali pose un regard à la fois dur et amusé sur l'environnement qui l'entoure, allant jusqu'à relativiser les pratiques du "service" censées ramener les pensionnaires à des êtres humains équilibrés.
" Le soir, j'ai demandé à Anita si elle croyait qu'une femme pouvait se débrouiller sans homme, elle m'a répondu que ça faisait moderne de le penser mais qu'elle détestait vivre sans homme. Je lui ai dit "Dans notre service, il n'y a même pas la moitié d'un homme", alors elle a dit que c'était la seule différence entre le service et le paradis. Je lui ai dit "Bravo, t'as raison"." p.19
Volontiers grande gueule, la jeune femme n'épargne guère les autres patients, distribuant des étiquettes à chacun - l'anorexique, la vieille juive allemande, l'homme aux cachets - comme pour ne pas s'y attacher et s'en démarquer alors qu'au fond, elle sait très bien qu'elle ne tourne pas très rond non plus.
En retraçant à rebours les derniers événements précédant son internement, son journal laisse entrevoir une personnalité déjà fragile et perdue dans l'existence, qu'un rien pouvait faire flancher.
" Quand un homme cesse de vous aimer, ses yeux se couvrent d'une couche opaque de poussière. Ca peut arriver pour des tas de raisons. Ennui, usure, une autre femme. Mais ça peut arriver aussi parce que sa vie est dans un tel état de désordre qu'il n'y a pas de place pour vous, que votre présence lui renvoie une image encore plus cruelle de son chaos personnel. C'est ce que je crois. Peut-être y-a-t-il d'autres raisons dont je n'ai pas encore pu identifier la nature. Ou que je ne veux pas identifier. Ou peut-être n'est-ce même pas la peine d'identifier la nature de telle chose ou telle autre. Je suis vide. " p.96
Gali apparaît comme une femme ado à la personnalité borderline, capable de tenir des raisonnements d'adulte mais prenant le parti de s'exprimer comme une enfant qui ne supporte pas la moindre contrariété.
C'est cette ambivalence, que l'auteure arrive à maintenir de bout en bout, qui rend le récit aussi émouvant selon moi.
Contrairement à la plupart des gens qui feraient tout pour se donner les moyens de voler de leurs propres ailes, Gali refuse de se confronter au monde extérieur, occupé par les adultes, un monde exigeant dont, croyez-moi, elle fera tout pour s'en écarter !
J'ai beaucoup aimé la plume incisive d'Alona Kimhi et la façon dont elle parvient à s'emparer d'un sujet délicat - surfant souvent sur une pente glissante - pour le traiter avec une dérision telle qu'on oscille souvent entre sourire et malaise.
Un court roman ou une longue nouvelle qui mérite bien qu'on s'y attarde !
" Ces derniers temps, je me souviens de tout.
Depuis les électrochocs. Je suis devenue d'un calme incroyable. Je suis même heureuse. Tout le monde l'a remarqué. On me dit "Tu t'améliores, Gali, bravo, chapeau, Gali". C'est vrai, je suis vachement plus heureuse qu'à mon arrivée dans le service. Peut-être même plus heureuse que je ne l'ai jamais été. La douleur s'est arrêtée, et c'est vraiment calme en moi.
De vrais jours de bonheur que j'aimerais voir durer une éternité. Si je disais que j'en ai toujours rêvé, ce serait faux parce que j'ignorais l'existence de tels lieux pour moi.
Si je l'avais su, j'en aurais rêvé. Etre toujours ici, protégée et tranquille entre ces murs, ne jamais sortir." p.80